Tiran Willemse est un interprète fascinant à regarder. De sa présence et de ses mouvements se dégagent une puissance émotionnelle et une délicatesse habitée. Rayonnant et furtif, il convoque, dans Untitled (Nostalgia Act 3), un héritage complexe où la précision des gestes échappés du ballet Giselle cède lentement la place à l’énergie des danses africaines. Le corps traversé de fantômes et de réminiscences, il n’oppose, ni ne hiérarchise, le passé et le contemporain, le proche et le lointain, mais y décèle au contraire des similitudes riches et inédites.
Pris dans un espace hanté par des figures invisibles, Tiran Willemse dessine avec son corps un paysage propice à laisser remonter les questions intimes qui nourrissent sa mélancolie. Une tristesse mémorielle à laquelle déjà Blackmilk, son premier spectacle, donnait libre cours, en même temps qu’à une certaine forme de burlesque presque cinématographique. Toujours adressé, l’univers de Tiran Willemse est tissé de références et d’émotions multiples et contradictoires, à la fois dense, nostalgique, drôle et libre.
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© Ben Zurbriggen Fotografie ben-zurbriggen.ch
Tiran Willemse
Untitled (Nostalgia, Act 3)
Conception et performance Tiran Willemse
Dramaturgie Andros Zins-Browne
Musique Tobias Koch
Conseil chorégraphique Laurent Chétouane
Création lumières Fudetani Ryoya
Production et diffusion Paelden Tamnyen et Rabea Grand
Production Association TW
Coproduction Gessnerallee Zürich et Arsenic – Centre d’art scénique contemporain, Lausanne
Avec le Soutien de Ville et Canton de Zürich, Fondation suisse des Interprètes SIS, Pour-cent culturel Migros
Biographie
Tiran Willemse, sud-africain basé à Zürich, est danseur, chorégraphe et chercheur. Il a d’abord étudié le ballet en Afrique du Sud et en Europe. Puis, il a étudié la danse à P.A.R.T.S à Bruxelles, et le théâtre à la Haute école des arts de Bern (HKB). Sa pratique, fondée sur la performance, est ancrée dans une attention particulière à l’espace, à l’imagination, au geste et au son, en se concentrant sur la manière dont ils sont liés aux constructions de la race, du genre et de la mémoire. Tiran a travaillé et collaboré avec les chorégraphes Trajal Harrell, Jérôme Bel, Wu-Tsang (Moved by motion), Ligia Lewis, Meg Stuart, Andros Zins-Browne, Eszter Salamon et Deborah Hay. Son travail a été présenté au Palais de Tokyo à Paris, au Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne, au Musée Macro à Rome, à l’Arsenic – Centre d’art scénique contemporain à Lausanne, au festival Impulstanz et au Tanzquartier à Vienne, au Santarcangelo festival, à Sophiensaele à Berlin… En 2022, il remporte le Prix Suisse de la Performance. En 2023, il est artiste résident à la Gessnerallee à Zürich.
Entretien avec Tiran Willemse
« Untitled » est une pièce pleine de fantômes, de nombreuses références se déploient tout du long, pouvez-vous en parler ?
Je suis quelqu’un de plutôt cérébral. Je suis souvent plongé dans des états intérieurs qui ne sont pas en relation avec la réalité dans laquelle j’évolue. L’attention que je porte aux choses est toujours un peu perturbée ; je suis à l’écoute d’une certaine étrangeté du réel comme un murmure quelque part dans un coin, un son qui viendrait d’un lieu que je ne peux identifier. Je m’intéresse à ce que je ne peux pas voir, je me questionne sur la présence d’autres réalités. J’avais envie de traduire cette manière d’être au monde de façon tangible, à travers la matière scénique, car je cherche toujours à créer des espaces de partage avec les gens qui viennent voir mes performances, des espaces où je puisse entrer en relation avec le public pour ce que je suis réellement, en tant que personne. J’avais envie de travailler sur la réminiscence, sur les images persistantes et sur les expériences marquantes qui nous hantent, et je voulais mettre ces questions en relation avec mon parcours classique et avec l’histoire de la danse et du théâtre. Je me suis souvenu de la vision magnifique de ces ballets blancs, typiquement romantiques, où des ballerines en tutus vaporeux dansent et apparaissent telles des fantômes, des esprits magiques… J’ai commencé la danse classique à l’âge de 5 ans et j’ai toujours voulu être, moi aussi, une de ces ballerines en tutu blanc. C’était évidemment impossible mais, à partir du moment où j’ai commencé à créer mes propres pièces, j’ai réalisé que je pouvais devenir sur scène l’une de ces figures fantômes. Tout cela m’a conduit au ballet Giselle : je n’aurai jamais pensé que je danserai le rôle-titre un jour, j’en suis encore surpris moi-même. C’est le rêve de toute fillette qui entre à l’école de ballet, c’était le mien aussi mais je n’y ai jamais pensé comme une réelle éventualité. Cette possibilité de se transformer et de se transposer dans un monde imaginaire, c’est l’une des qualités merveilleuses du théâtre. La scène est un espace de liberté pour exprimer toutes ces choses invisibles qui me traversent et auxquelles je crois.
La pièce raconte-t-elle aussi votre parcours en tant que danseur ?
C’est un peu le point de départ. J’étais destiné à devenir danseur classique, mais quand j’ai découvert la danse contemporaine, ça a été incroyable, je n’avais plus besoin de reproduire des mouvements exactement à l’identique, je pouvais être moi-même, libre de mes mouvements, et c’était comme une révolution dans laquelle j’ai plongé. Aujourd’hui, avec tout cet entraînement et ce parcours que j’ai, je reconsidère les choses et je me dis que tout n’est peut-être pas aussi figé. J’ai fait des recherches sur l’histoire de la danse et je pense que, dès le départ, le classique n’était pas juste une question de technique, mais peut-être un espace commun pour transcender la réalité. Indépendamment de la précision extrême de la technique, toute cette gestuelle de ces personnes rassemblées reste vraiment envoûtante. C’est là que je fais le lien entre le ballet et les danses africaines, j’y vois des similarités notamment dans l’expérience commune, dans le fait de danser ensemble pour accéder à une autre réalité, à quelque chose de plus haut. J’ai regardé beaucoup de vidéos de Giselle, celles qui m’ont le plus touché étaient souvent les plus anciennes, où la technique n’était pas forcément très bonne mais la puissance d’évocation était très forte, c’était très beau… Mais je ne crois pas avoir envie de revenir au ballet, la danse contemporaine est pour moi l’occasion de rencontrer des artistes et des univers très différents et cette diversité est très enrichissante. Je me sens très chanceux d’avoir pu travailler avec tous ces chorégraphes avec qui j’ai pu danser ces dernières années. J’aime traverser des expériences différentes, je n’ai pas envie de rester collé à un style, de faire une seule chose. Cela vient de mon parcours qui est fait de ruptures : je n’ai pas eu le luxe de pouvoir poursuivre un seul projet, j’ai toujours dû passer d’une expérience à l’autre pour avancer, simplement pour survivre. Ce sont les circonstances qui ont dicté mon parcours.
Et c’est avec toutes ces ruptures et la multiplicité de vos expériences que vous composez vos propres pièces ?
Exactement. J’ai une formation très occidentale et cela m’importe de relier ma pratique à l’histoire de la danse et du théâtre. Je questionne toujours là où je suis par rapport à là d’où je viens, je recherche les points de convergence et comment créer un type d’expérience où je puisse me relier aux gens et inversement, un endroit de consensus pour imaginer le futur. Le passé et le futur sont toujours reliés chez moi, même quand je propose une forme tangible je fais toujours en sorte de susciter une pluralité de sens, j’essaye de proposer une expérience mentale élargie (…). J’ai une formation de danseur et de metteur en scène et j’ai aussi travaillé avec différents artistes de la performance en tant que performeur. Je me considère comme danseur et mes pièces sont vraiment de la danse mais il y a aussi des moments où ça se transforme et ce sont ces endroits de bascule entre la danse, la performance et le théâtre qui m’intéressent. J’aime cet endroit très spécifique de la danse où il s’agit simplement d’être dans son corps, je trouve fascinant de regarder cette matière en mouvement dans l’espace.
Vos pièces sont nourries de nombreuses recherches, pouvez-vous en parler ?
Je m’intéresse beaucoup à l’histoire de la danse et du théâtre, des arts qui ont été développés en Occident en grande partie pour distraire les rois et les reines par des hommes blancs qui utilisaient les femmes en les faisant apparaître généralement comme folles, malades ou particulièrement vulnérables afin de, par contraste, paraître supérieurs. Chaque fois cela me saute aux yeux ; la femme est toujours cet être qui devient fou, qui n’est pas à sa place. Historiquement, il y a une constante de ce rapport de force entre les genres et entre les classes dans de nombreuses œuvres, et, pour moi, cela résonne aussi avec ma propre histoire, en tant qu’homme noir d’Afrique. Ces questions de rapport de domination nourrissent mon travail, c’est là qu’interviennent les notions de mélancholie ou de nostalgie qui renvoient pour moi à cette figure triste de l’homme noir, ce personnage mélancolique qui traverse aussi le cinéma occidental de manière comique. Blackmilk, ma première pièce, portait particulièrement là-dessus.
A la fin de « Blackmilk » vous escortiez les spectateurs un par un vers la sortie, dans « Untitled » vous commencez par vous échapper puis vous danser de dos avant de vous rapprocher très près… Quel type de rapport cherchez-vous à créer avec le public ?
Je m’interroge sur le type d’expérience que je procure aux spectateurs, je cherche à les faire se questionner sur ce à quoi ils assistent, à travers une proposition qui se met toujours à dévier et à interroger la normalité. Je pose une situation ordinaire et j’injecte un grain de sable qui les amène à s’interroger sur ce qu’ils voient et, par ricochet, sur leur propre expérience. J’ai écrit Blackmilk au moment de la mort de George Floyd, en mai 2020 aux USA, et de tout le mouvement qui a suivi. Cela a emporté la pièce, qui au départ portait sur les majorettes en uniforme, vers les mouvements des défilés militaires et policiers. À la fin, je fais sortir les spectateurs et, en même temps, la performance continue, ils peuvent décider de partir ou de rester, c’est la fin du spectacle et ce n’est pas la fin, je crée un espace de trouble. Je détruis ce que je viens de créer, l’effondrement fait partie de la pièce. Ce n’est jamais écrit de façon linéaire, mais plutôt de manière organique, je crée des points de rupture et de distorsion.
Est-ce aussi pour cette raison que vous vous échappez au début de la pièce « Untitled » ?
Dans Giselle il y a cette fameuse scène où elle surgit de la maison. Dans Untitled je voulais explorer les notions d’intérieur, d’extérieur et de hors champ. Dans Giselle il y a la maison sur scène, on voit les personnages entrer et sortir mais personne ne sait ce qu’il se passe à l’intérieur, entre les murs de la maison, cela crée un espace imaginaire. Cette échappée au début du spectacle est une façon de construire l’espace, de proposer un lieu d’invisibilité où les gens ne me voient pas mais qu’ils peuvent imaginer… Ça parle aussi de l’interprète qui désire danser et qui en même temps a peur d’être devant tous ces gens. Giselle, pour moi, est aussi relié à cette danse d’Angola qu’est le Kuduro, à travers le motif de la folie. La folie m’intéresse. Dans la rue, quand on voit quelqu’un avoir un comportement de fou on cherche à l’éviter, cela fait peur, mais sur scène c’est un état très intéressant à explorer.
Pouvez-vous aussi expliquer comment la musique (les silences) et la lumière interviennent dans votre écriture ?
En général, j’amène beaucoup de références. Là j’étais intéressé à mélanger répertoire classique et musiques modernes, qui sont en général très influencées par la musique traditionnelle africaine, ça m’intéressait de voir comment ça se combine, ce qu’il y a de commun aux deux et comment chaque répertoire transcende l’autre. Par là, je veux aussi questionner la notion de « classique ». Je puise aussi dans la pop music car je m’intéresse à la manière dont certains rythmes impactent notre corps et nos sensations… Quand je travaille seul en studio, il y a toujours un moment où la musique s’arrête et où il n’y a personne pour la remettre en route. Je me filme toujours quand je travaille pour garder une trace, et quand je regarde la vidéo après coup, je vois qu’il se passe autre chose dans ces moments de silence, la musique a disparu, et c’est comme si le silence offrait un espace à l’invisible, au mystère, à quelque chose que je ne peux pas contrôler. J’aime travailler avec cette matière-là. C’est aussi une manière de perturber le cours des choses, de créer des ruptures… Quant à la lumière, ce qui m’intéressait c’était la possibilité de signifier le dedans et le dehors, de dessiner l’espace ou de le décentrer quand seuls les murs sont éclairés et que le centre reste plongé dans l’obscurité. C’est aussi une façon de manipuler l’espace, de désorienter le regard, de suggérer, par exemple qu’il se passe quelque chose derrière la tête des spectateurs, de brouiller les repères, de faire qu’on ne sait plus comment la personne sur scène, devant nous, s’est rendu de tel endroit à tel endroit. J’aime ce moment où on est perdu… c’est magique ! Dans la musique et dans la lumière, il y a cette possibilité de créer une appréhension mentale de l’espace.
Propos recceuillis par Maïa Bouteillet en février 2024
Vidéo
Revue de presse
« Acte artistique intime et délicat de Tiran Willemse »
La Terrasse, Louise Chevillard
« La danse intérieure de Tiran Willemse »
L’œil d’Olivier, Olivier Frégaville-Gratian d’Amore et Samuel Gleyze-Esteban
« Un autoportrait dansé d’une réjouissante singularité »
Les Inrockuptibles, Igor Hansen-Løve