Les odalisques se réveillent, elles prennent le contrôle de leurs désirs et ne laisseront plus personne parler à leur place. Désormais, ce sont elles les maîtresses du harem, mais elles sont partageuses et nous invitent à nous immerger avec elles dans l’espace de nos sensations… Dans TURN ON, la danseuse et chorégraphe suisse d’origine marocaine Soraya Leïla Emery se saisit de sa double culture comme d’un prisme à travers lequel interroger l’expérience du plaisir féminin. Cette exploration, elle ne s’y engage pas seule : deux autres artistes l’accompagnent, nourries tout comme elle d’une éducation entre deux identités. Prenant appui sur différentes techniques corporelles, puisées à la danse comme aux arts martiaux, mais aussi sur les représentations orientalistes, elles sondent les notions de regard et de consentement. Dans un espace mouvant, constamment redessiné par la lumière et le son, où elles évoluent seules et ensemble, chacune affirme sa place avec force et délicatesse. Elles se libèrent. Et nous avec.
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Soraya Leila Emery
TURN ON
Conception, direction artistique, chorégraphie et performance Soraya Leila Emery
Co-chorégraphie et performance
Léna Sophia Bagutti Khennouf, Donya Speaks
Conception costume et scénographie Moni Wespi
Conception lumière Patrik Rimann
Conception sonore Sinan Moses
Dramaturgie Lyn Bentschik
Mentorat Ulduz Ahmadzadeh
Soutien dramaturgique TanzPlan Ost Mona De Weerdt, Simone Truong
Gestion de production TanzPlan Ost Miriam Haltiner, Romeo Oliveras, Mona De Weerdt
Diffusion Simon Fleury
Production Hot Stuff
Coproduction TanzPlan Ost
Soutiens Ernst Göhner Stiftung, E. Fritz und Yvonne Hoffmann-Stiftung, Fachstelle Kultur Kanton Zürich, Landis & Gyr Stiftung, Migros Kulturprozent, Schweizerische Interpretenstiftung SIS, Stadt Zürich Kultur
Biographie
Soraya Leila Emery est une chorégraphe et danseuse suisse-marocaine basée à Zürich. Diplômée en danse contemporaine du CFPArts de Genève en 2014 puis du SEAD Salzbourg en 2017, elle obtient son Master en chorégraphie à la ZHdK de Zürich en juin 2024. Elle travaille autour du thème du plaisir féminin, cherchant à définir ce qu’est le plaisir et à le traduire en une partition chorégraphique pour redéfinir le récit autour de la sexualité féminine, de l’autonomie corporelle et de l’empouvoirement. Elle explore le plaisir avec une perspective féministe, et ses recherches interrogent la préservation et la transmission de l’identité culturelle ainsi que la représentation du corps féminin arabe. En 2023/2024, elle est artiste associée de TanzPlan Ost et crée la pièce TURN ON. En 2025/2026, elle est artiste associée au Tanzhaus Zürich et y créera le solo Coming Soon.
Entretien avec Soraya Leila Emery
Votre pièce TURN ON s’appuie sur des aspects autobiographiques, quel en est le point de départ ?
Le point de départ réside dans ma double culture de jeune femme d’origine marocaine et de tradition musulmane ayant grandi en Suisse. J’avais déjà entamé un travail de recherche sur ma double identité, mais arrivée à la trentaine, j’ai ressenti le désir de créer une pièce sur le plaisir. J’ai voulu exprimer, à travers le mouvement, la voix et l’espace scénique, le tabou que j’ai ressenti face à l’expérience du plaisir sexuel et sensuel — une expérience généralement silencée. J’avais envie de travailler avec des interprètes partageant le même background culturel que moi et capables de transmettre leurs propres expériences : avec Donya Speaks, artiste suisse-tunisienne issue du théâtre, et Léna Sophia Bagutti Khennouf, interprète suisse-algérienne ayant collaboré avec des artistes tels que La Ribot ou Martin Zimmermann. Le désir de créer cette pièce est né d’un élan autobiographique, mais il s’est transformé en un récit collectif pour donner corps à ces expériences, à ces désirs et leurs nuances.
S’agit-il aussi de questionner la représentation du corps féminin dans la culture arabo musulmane, ou encore la vision orientaliste du corps féminin telle qu’elle apparaît dans la peinture occidentale du 19e siècle ?
Il est important de placer au centre de la pièce trois interprètes arabo-musulmanes avec leur corps comme vecteur de message. En 2020, j’avais commencé un travail d’exploration autour de La grande odalisque d’Ingres. Cette peinture est d’ailleurs le thème de mon prochain solo, Coming Soon, qui cherche à déconstruire l’odalisque : je pénètre à l’intérieur de cette figure et je m’interroge sur ses désirs, ses fantasmes. Les peintures orientalistes du 19e siècle ont été et restent toujours une source d’inspiration, me poussant à les représenter, à en jouer, à interroger les images qu’elles renvoient, à me demander comment elles résonnent aujourd’hui et comment se réapproprier ces représentations. Dans TURN ON, nous nous lovons dans les canapés, nous regardons et, nous établissons, par le regard, un lien très direct avec le public : nous nous laissons regarder et nous regardons en retour.
Cela nous questionne, nous aussi, sur notre propre regard. La relation au public est très travaillée ici
Il y a deux aspects à considérer : c’est important de ne pas être réduites à de simples corps à observer mais de pouvoir aussi regarder et de choisir comment on a envie d’être vues, ce qui implique un gaze back, et ainsi de décider ce que l’on a envie de mettre en lumière. Il est important d’inclure le public dans cette expérience, de la vivre ensemble. Il ne s’agit pas de placer le public dans une posture de voyeur, mais de l’inviter dans notre espace de jeu, de l’immerger et de l’impliquer, que ce soit par son corps, son regard ou ses sens quand on l’invite à bouger, à danser. Je suis au début de mon travail chorégraphique — c’est ma première pièce de groupe soutenue en conditions professionnelles — mais il y a toujours, chez moi, dans mon écriture chorégraphique un désir d’interaction avec le public. Pour travailler cette relation en répétition, sans public, toute l’équipe est présente et impliquée, notamment Lyn Bentschik pour la dramaturgie et Ulduz Ahmadzadeh pour le mentorat. Chaque fin de semaine, nous avons ouvert le studio pour partager des étapes de travail et évaluer ce qui fonctionne ou non. Jusqu’à la générale, il y avait une part de foi et d’entêtement. C’est surprenant de voir à quel point les gens jouent le jeu et aiment participer, être inclus.
Pouvez-vous expliquer plus précisément comment vous avez écrit cette pièce ? comment vous l’avez structurée ?
Le point de départ c’est la pratique du grappling, proche de la lutte et des arts martiaux au sol, comme le ju jitsu brésilien. Nous avons appris des prises et des techniques avec un coach puis créé des jeux basés sur la soumission, le contrôle, l’emboîtement, que nous avons ensuite mélangés avec des images de peintures orientalistes ou des scènes pornographiques. J’assemble des éléments singuliers, puis, par le jeu, je les fais fusionner en un nouveau matériel, les mélange, les confonds, avant de les rendre à nouveau abstraits en isolant ce matériel transformé. C’est un processus de mélange et de fusion. Les qualités et les corps des interprètes jouent également un rôle-clé dans ce processus. Progressivement, je sculpte le matériel, par couches. J’aime aussi travailler avec les interprètes elles-mêmes, voir qui elles sont, comment elles s’approprient le matériel et ce qu’elles ont à en dire. C’était important pour moi de donner une voix et un espace à chacune des interprètes. J’essaye de transcrire l’idée du plaisir en un motif chorégraphique et dramaturgique à travers la répétition, la relaxation, la tension, le relâchement, les vagues successives. En termes de dramaturgie, la pièce est faite de différents tableaux qui s’enchaînent jusqu’à un climax avec un relâchement, comme une vague. La fin a une dimension presque spirituelle, où on entre dans une transe hypnotique. Tout s’évanouit, l’espace et le public deviennent presque invisibles, et tout est dans le relâchement, l’épuisement… La pièce se termine sur un soupir. J’aborde aussi la chorégraphie de manière visuelle, j’aime travailler avec l’espace et la scénographie. J’avais au départ le fantasme d’être une chorégraphe du mouvement avec un vocabulaire précis, mais je me rends compte que mon vocabulaire passe avant tout par une dramaturgie visuelle, qui inclut le corps, l’espace, la musique, la lumière, et bien sûr le public. Même si, en amont, je travaille spécifiquement sur le mouvement, j’ai besoin, pour créer, d’avoir tous les éléments. Pour TURN ON, à partir du moment où on a commencé à jouer avec la scénographie, cela a ouvert de nombreuses possibilités.
Justement pouvez-vous évoquer ce qui a inspiré cette scénographie ?
C’était encore un voyage d’idées, mais c’est parti du désir de créer un mélange entre un salon marocain, un espace rituel ou communautaire où les gens sont assis ensemble, et un tatami, quelque chose de moelleux pour pouvoir mener ces techniques de grappling sans se faire mal. Il y a eu aussi les contraintes liées au contexte de création, il fallait quelque chose de léger, facilement démontable et transportable, c’est ainsi qu’avec la scénographe et costumière Moni Wespi nous avons imaginé un salon gonflable. J’ai eu cette vision de formes arrondies et douces évoquant le clitoris ou les lèvres, une vulve gonflée, symbolisant le plaisir féminin. Nous avons opté pour des teintes de violet, de brun et de rose, avec des textures douces au toucher, comme du satin et de la fourrure, qui invitent au toucher et à la détente. La scénographie se transforme d’une sculpture en un espace de salon partagé avec le public. Il est important que le public puisse être assis près de nous, pour avoir un point de vue intime. C’est beau de voir des personnes qui se détendent, s’enlacent ou sont allongées pour regarder la pièce.
Il y a plusieurs textes dans la pièce, notamment ce moment où nous sommes invités à déguster un bonbon
C’est une manière d’embarquer le public dans un voyage sensoriel, ludique et un peu absurde. Cette chorégraphie buccale, que l’interprète Donya invite à performer, renvoie au plaisir du sucre et au dopamine hit : le sucre et le sexe libèrent la même hormone. Tout en parlant de son plaisir, elle évoque aussi la consommation en général : l’idée qu’il faut toujours plus, toujours mieux. Cela fait écho à la notion de performance sexuelle et à la pression ressentie pour être toujours meilleure, aller plus fort, plus vite. C’est un texte qui peut être interprété de plusieurs façons. La première version a été écrite par moi, puis nous avons travaillé en équipe avec Donya (interprétation), Lyn Bentschik (dramaturgie) et Georgia Paliogianni (coach vocal) pour trouver le rythme, les mots et l’intonation. C’est le fruit d’un travail collectif.
Au fond qu’avez-vous voulu interroger avec TURN ON ? Peut-on parler de pièce féministe ?
Mon envie de créer ce travail est marqué par mon expérience et mon ressenti issus de mon éducation. Je voulais partager cela avec des interprètes, leur donner voix et espace pour exprimer ces vécus, ces récits, ces choses qui sont passées sous silence. Il s’agit de donner un espace de visibilité et aussi de prendre de l’espace, ce que nous faisons dans la pièce. C’est notre espace ! C’est un peu notre harem. J’espère que TURN ON est perçu comme une pièce féministe. Je me positionne comme artiste féministe intersectionnelle ; engagée dans la lutte de toutes les femmes, peu importe leurs identités ethniques ou religieuses.
Propos recueillis par Maïa Bouteillet