Une affaire élucidée, le « Nestlégate » ? Rien n’est moins sûr affirme Adina Secretan, même si elle a été jugée. Qui se souvient que, dans les années 2000, des jeunes femmes recrutées via une agence de sécurité privée ont infiltré des milieux activistes pour le compte de la multinationale ? En revisitant l’histoire avec les moyens du théâtre, la metteuse en scène nous montre que la justice est loin d’avoir fait toute la lumière. Au contraire, plus on gratte sous la surface des choses, plus le brouillard s’épaissit, en particulier quand on s’intéresse à la dimension humaine. Artiste multidisciplinaire et chorégraphe à la démarche politique, animée par un fort intérêt pour les engagements citoyens, Adina Secretan s’intéresse en particulier à ce que ces pratiques de l’ombre laissent comme traces sur les corps, le corps des individus comme le corps social. Loin de prétendre apporter toutes les réponses, la metteuse en scène propose un spectacle nourri de questions, laissant apparaître un paysage complexe, porté par deux comédiennes au jeu subtil.
Adina Secretan
Une bonne histoire
Avec les Rencontre(s) d’été de la Chartreuse
Enquête et mise en scène Adina Secretan
Jeu Joëlle Fontannaz et Claire Forclaz
Avec toutes les personnes qui ont contribué à l’enquête, par leurs témoignages et leurs connaissances
Création marionnette, costumes et accessoires Severine Besson
Création lumières et espace scénique Florian Leduc
Collaborarion pour la scénographie Marine Brosse et Redwan Reys
Son Benoît Moreau
Régie Redwan Reys
Avis de droit Me Luisa Bottarelli, Collectif d’avocat·es, Lausanne
Diffusion Clémence Faravel
Production La Section Lopez
Coproduction Arsenic – Centre d’art scénique contemporain, Lausanne
Coproduction aux résidences de recherche Le Grütli – centre de production et de diffusion des Arts vivants, Genève
Avec le soutien de Canton de Vaud, Ville de Lausanne, Loterie romande, Fondation Leenaards, Fondation Ernst Göhner
Biographie
Formée en danse contemporaine, littérature moderne, philosophie et mise en scène (La Manufacture), Adina Secretan est travailleuse des arts de la scène, en Suisse et ailleurs. Elle a été artiste associée au far°, festival des arts vivants, à Nyon de 2017 à 2019. Ses créations ou co-créations (notamment avec les chorégraphes Eilit Marom, Elpida Orfanidou, Anna Massoni, Simone Truong, ou le collectif chilien MIL M2) ont pu être vues dans des lieux et festivals tels que, entre autres : l’Arsenic, Les Printemps, Les Urbaines à Lausanne, La Bâtie à Genève, Gessnerallee Zürich, festival Parallèle à Marseille, Bâtard festival, Beursschouwburg à Bruxelles, les Rencontres Chorégraphiques, Het Veem à Amsterdam, Nave à Santiago du Chili… ainsi qu’en sélection aux Swiss Dance Days en 2017 avec PLACE. Au fil des saisons, elle accompagne avec passion d’autres artistes, chorégraphes, metteur·euses en scène et performeur·ses, en tant que dramaturge ou collaboratrice artistique. Sa dernière pièce, Une Bonne Histoire, créée à l’Arsenic en mai 2022, a tourné dans divers lieux en Suisse, dont le festival de la Cité à Lausanne et La Bâtie, avec le Grütli, centre de production et de diffusion des Arts Vivants, à Genève.
Entretien avec Adina Secretan
L’histoire dont il s’agit s’est passée il y a longtemps en Suisse, il n’est pas certain qu’elle soit connue en France : pouvez-vous la résumer ?
C’est une affaire qui remonte à plus de 15 ans et même en Suisse on l’a presque oubliée. Une affaire très locale mais avec des ramifications internationales. Il s’agit d’infiltration de milieux activistes (anticapitalistes, écologistes, antiracistes) menée par une entreprise de sécurité privée pour le compte de Nestlé, une des multinationales de l’alimentaire les plus importantes au monde dont la maison mère est suisse et qui fait vraiment partie de l’identité suisse. Nous, les Suisses, sommes biberonnés à Nestlé, nous recevons des cadeaux quand nous sommes nourrissons et il n’est pas rare lors d’un repas entre proches de découvrir que tel ou telle a des actions chez Nestlé ou y a travaillé. Nombre d’artistes sont subventionné·es par la fondation Nestlé qui est très active dans la culture, moi-même je l’ai été. C’est une affaire qui recèle des aspects très comiques, grotesques, et des aspects absolument tragiques, voire répugnants. C’est une affaire très théâtrale, emblématique aussi des pratiques d’infiltration dans les milieux en lutte. Nous vivons une époque où des luttes sociales importantes ont lieu et où les pratiques d’infiltration continuent, or cette question a été peu traitée d’un point de vue artistique.
« Une bonne histoire », à quoi renvoie ce titre ?
Il y a beaucoup de malice dans cette formule. Ce sujet est tellement emblématique, tellement spectaculaire et drôle… c’est un titre ironique qui fait allusion à une sorte de pensée américaine de scénariste qui dirait « that’s a fucking good story » ! C’est la première fois que je mène un travail sous la forme classique d’un documentaire, avec l’intention première de faire connaître une histoire mais qui draine aussi toutes les questions inhérentes au documentaire : l’instrumentalisation des personnes concernées, le voyeurisme et le fait de se faire une bonne réputation au sein des instances culturelles sur le dos d’une histoire traumatique. La scène artistique peut être assez friande de ce genre d’histoire. Mettre en scène, c’est toujours faire objet ; les activistes sont souvent des personnes qui ont beaucoup déconstruit les narratifs et ces effets d’instrumentalisation. En tant que metteuse en scène, je me suis beaucoup questionnée sur la façon de m’emparer de ce sujet ; comment construire un cadre éthique et un cheminement avec les personnes concernées ? Ça a été un préalable très important (…) Le contexte théâtral permet une certaine marge de manœuvre par rapport à l’enquête journalistique, nous avons néanmoins été accompagnés par une avocate sur les questions de droit.
Vous dites vouloir proposer une « contre » mise en scène, de quoi s’agit-il ?
Le sujet est lui-même théâtral : la pratique d’infiltration, avec des vraies personnes qui se créent un personnage, est performative en soi. Ces jeunes femmes qui ont infiltré pour le compte de Nestlé ont fait la meilleure performance de la saison. Infiltrer, c’est monter une mise en scène, sauf que le public n’est pas conscient d’assister à une mise en scène… Ce spectacle est un geste qui se veut réparateur, dans l’idée de ramener cette mise en scène toxique à l’endroit prévu par la société, c’est-à-dire au théâtre. Nestlé a fait sa mise en scène, et bien moi je fais la mienne, avec leur matière première.
Quelle a été votre démarche d’enquête ?
J’ai entendu parler de cette affaire lorsqu’elle a éclaté à la Télévision Suisse Romande, dans l’émission d’actualité Temps présent. D’autres médias l’ont relayé, mais j’ai constaté que s’attaquer à Nestlé, en Suisse, est loin d’être évident ; dans les grands journaux, on n’a pas toujours voulu pousser l’enquête. En Suisse, il y a une forme d’autodomestication générale, on met beaucoup sous le tapis, on n’aime pas trop remuer la merde, et il y en a beaucoup, de la merde, en Suisse… La colère est étouffée sous les couches de politesse protestante ; moi-même je suis sociabilisée comme cela. Cela me paraît intéressant à travers cette pièce d’essayer de traiter d’une sorte de névrose culturelle du pays mais qui peut servir de miroir à beaucoup d’autres endroits du monde. Pour mon enquête, j’ai lu tout ce qu’il était possible, recoupé diverses informations qui n’avaient pas été traitées. Ensuite, je suis allée toquer aux portes (à partir d’un premier nom pour essayer de remonter jusqu’aux bonnes personnes), j’ai parlé longtemps avec des gens, j’ai construit un climat de confiance et créé un cadre éthique pour que ces personnes ne se sentent pas instrumentalisées à leurs dépens : je leur avais laissé un droit de retrait jusqu’au dernier moment, je leur faisais régulièrement des compte-rendu, le texte a été entièrement révisé avec elles… Il y a eu aussi toute la partie de vérification juridique. Ça a été un travail très long avec beaucoup de contraintes et le risque de se retrouver avec trop de matière et des problèmes dramaturgiques ensuite, celui aussi de mettre trop l’affect en avant. J’ai eu le souci, en terme de mise en scène, de rendre intelligible une affaire ultra complexe, de la rendre digeste pour le public, de créer de l’écoute.
Quels principes ont guidé le travail d’écriture ?
J’ai voulu transcrire exactement la parole prononcée. Nous avons créé de véritables partitions, comme en musique, qui laissent apparaître toute la phénoménologie de la parole, avec les hésitations, les soupirs, les redites, là où le mot monte, là où il descend… La parole est une incroyable musique. Au cinéma et au théâtre, on ne parle pas du tout comme on le fait dans la vie, il y a souvent un lissage, une spectacularisation de la parole. Mais quand on écoute vraiment comment les gens parlent, c’est hallucinant, vraiment étrange et très diversifié… cela pose plein de questions sur l’imitation, la parodie pour les performeuses, cela demande d’être hyper rigoureuse et aussi hyper technique. C’est un travail très fastidieux, on a écouté et réécouté, repris et corrigé les partitions. Ce que nous avons cherché, ce n’est pas de rendre visible la technique mais plutôt de créer un effet de réel, une sorte d’hyper vraisemblance de la parole prononcée, pour que les personnes qui viennent voir le spectacle aient une impression d’intimité à travers cette parole. On a conservé le tutoiement, comme si cela leur était directement adressé, et une parole banale, hyper quotidienne, si on ferme les yeux pour un peu on oublierait qu’on est au théâtre. Il y a quelque chose de décalé entre le contexte de représentation et cette parole très réaliste. Ça a été tout un travail pour les comédiennes de trouver leur liberté là-dedans. Ce que l’on entend n’est pas un pur reenactment, mais une hybridation entre certains tics qui sont propres aux comédiennes et la partition des personnes interrogées.
Qu’est-ce que le théâtre, art du faux, de la fabrication, peut nous raconter face à une telle histoire d’imposture ?
Il y a, je l’ai dit, le geste guérisseur, presque magique, de replacer l’histoire à l’endroit du théâtre, c’est-à-dire dans un espace rituel qui permet de se reconnecter à la corporalité, à la sensorialité des choses. Je viens de la danse. Cette affaire très politique concerne aussi largement le corps, à travers l’alimentation notamment (on parle de Nestlé) ; elle a été traitée par des juges, par la police, par la presse mais l’implication sensorielle et affective, inhérente à tout « fait politique », n’a jamais vraiment été un sujet. Pour les militants concernés non plus d’ailleurs. Longtemps, c’est une approche guerrière, viriliste, et même une forme de misogynie, qui a prévalu dans ces sphères activistes, où généralement on serre les dents, on veut montrer qu’on n’est pas des « femmelettes », où il n’y a pas de place pour les émotions, la fragilité, les affects. Aujourd’hui, cela change, avec les nouvelles générations militantes, il y a une nouvelle reconnaissance de l’aspect corporel et affectif des luttes qui ne nient plus la vulnérabilité. Il s’agit aussi de faire une place à ces corps qui ont subi cette affaire et de rappeler que les affaires politiques ce sont toujours des corps, des voix. Il s’agit de faire mémoire collectivement pour le futur avec des corps et avec des voix. Il y a tout cet aspect traumatique, presque somatique, certes, mais il faut dire aussi que c’est une pièce qui est drôle, nous avons travaillé les aspects grotesques en nous inspirant des codes du jeune public, et du théâtre de Guignol, pour montrer aussi l’infantilisation générale que représentent ces pratiques d’infiltration, les multinationales qui font ça infantilisent en fait toute la société civile. La pièce débute sur un ton léger, du type « on va vous en raconter une bonne », on utilise des codes un peu fancy avec une marionnette, des néons, des combinaisons roses, puis petit à petit, ces outils du spectaculaire lié à une forme d’enfance se déconstruisent pour arriver à la fin à quelque chose de plus dur, de plus brut, qui est tout autant un dispositif mis en scène mais dans un autre genre.
Est ce qu’on peut parler plus en détail de l’espace et du travail de lumière ?
Ça a été un travail assez collectif, avec Florian Leduc, artiste, scénographe et qui crée des lumières, et aussi avec Redwan Reys et Marine Brosse. C’est le résultat de plusieurs intentions, l’une était de travailler sur le spectacle de rue, le spectacle pour enfant, le conte : dans ce sens, le castelet est apparu comme un symbole littéral du théâtre dans le théâtre. Il y avait aussi la nécessité d’un prologue : cette marionnette, créée par Severine Besson, est une sorte de bateleur qui ouvre le jeu mais son rôle consiste aussi à donner des clés de compréhension. Il y a aussi un aspect parodique avec ces néons qui rappellent le théâtre contemporain des années 2000. Le gros œil qui apparait à la place du castelet fait directement référence à la surveillance et à l’entreprise Securitas avec la volonté d’être très clair, de créer une connivence collective. À un moment donné j’ai eu la vision du brouillard comme un état qui sculpte l’espace mais qui est du non-espace. La question du flou, du brouillard, de l’opacité revient constamment dans cette histoire, on ne sait ce qui est vrai, ce qui est faux. Dans les opérations d’infiltration, on ne connaît pas le contour des choses. Il y a une approche symbolique hyper directe mais qui permet aussi une évolution dramaturgique au sens architectural du brouillard. Cela permet aussi de traiter la question de la paranoïa, de la suspicion, de la crainte que le réel ne soit pas le réel… Le théâtre est un endroit parfait pour semer le doute. Il y a encore beaucoup de zones d’ombre dans cette affaire.
S’agit-il d’un spectacle militant ?
Oui au sens où il s’agit de rendre justice, d’alerter et d’essayer de penser collectivement des questions peu débattues. En amenant les pratiques d’infiltration sur une scène de théâtre, il s’agit aussi de les ramener dans l’agora, pour ne pas laisser les activistes dans la solitude, en particulier les plus jeunes générations qui s’engagent aujourd’hui dans les luttes.
Propos recueillis par Maïa Bouteillet en janvier 2024 à Genève
Vidéo
Revue de presse
« «Une bonne histoire», c’est sous le tapis que ça se passe »
24 heures, Corinne Jaquiéry
« Quand les taupes passaient à l’Attac : « Une bonne histoire » d’espionnage »
Libération, Sonya Faure
« »Une bonne histoire » : le théâtre documenté d’Adina Secretan s’empare avec brio des arcanes du Nestlégate »
La Terrasse, Manuel Piolat Soleymat
« Adina Secretan révèle le « Nestlégate » à la Sélection suisse »
CultNews, Amélie Blaustein-Niddam