Cela pourra durer un quart d’heure ou… trois fois plus. Aucune performance ne ressemblera à la précédente ni à la suivante ; on pourrait venir à toutes car chacune promet d’être unique. Danseuse formée dans la rigueur de la tradition classique, ayant développé depuis plus de 25 ans ses propres créations caractérisées par la concentration, la lenteur, l’intériorité, la précision du geste et une composition au millimètre, la chorégraphe genevoise d’origine flamande Cindy Van Acker, s’offre avec ces Impromptus une sorte d’échappée nouvelle. Elle expérimente ici un rapport inédit à la création, dans une approche simplifiée de l’espace et du public. À partir des œuvres présentées à la Collection Lambert, elle créera dans l’espace-temps d’une journée, avec ses interprètes et un artiste du son, une performance sur mesure, découlant de la rencontre avec l’œuvre choisie le matin même. Un pas de côté, un espace de composition et de jeu ici et maintenant, pour créer une petite pièce en toute légèreté et avec le plus grand soin. « Comme un contrepoint aux créations », dit-elle. Une ouverture, une bouffée d’air.
Cindy Van Acker
Les Impromptus
Conception et chorégraphie Cindy van Acker
Performeur·ses Matthieu Chayrigues, Tilouna Morel et Daniela Zaghini
Conception sonore Denis Rollet
Production et administration Pauline Coppée en collaboration avec Anna Piroud
Diffusion Astrid Takche de Toledo
Communication Sophie Lugon-Moulin
Production Cie Greffe
Soutiens La compagnie Greffe est au bénéfice d’une convention de soutien régionale – Transmission – avec la République et canton de Genève, la Ville de Genève, le Pavillon ADC – Genève et la Fondation de l’Hermitage – Lausanne pour la période 2025 – 2027
Biographie
Formée en classique à Anvers, Cindy Van Acker a dansé au Ballet Royal de Flandres et au Grand Théâtre de Genève. Elle crée ses propres pièces depuis 1994 et fonde la Cie Greffe à Genève en 2002. Depuis, elle a signé une trentaine de pièces pour la Cie Greffe, des créations pour le Ballet de Lorraine, le Ballet du Grand Théâtre de Genève, le Ballet Junior et P.A.R.T.S., ainsi que les chorégraphies pour les mises en scène de Romeo Castellucci. Son écriture se déploie sur un territoire extrêmement singulier dont le point de départ est toujours la recherche d’une forme qui suggère l’indicible. À travers son écriture qui allie une esthétique sobre, mouvement épuré, composition méticuleuse et relation forte à la musique, Cindy Van Acker examine avec une entrée en matière quasi scientifique les connections entre le corps, le mental, le son et le rythme et crée des pièces qui transgressent les frontières entre danse, performance et art plastique. Son œuvre lui a valu de nombreuses distinctions (notamment deux Prix suisses de la danse et la médaille de Chevalière de la Légion d’honneur). Cindy Van Acker reçoit le Grand Prix suisse des arts de la scène / Anneau Hans Reinhart 2023 et le Prix culturel Leenaards 2023.
Entretien avec Cindy Van Acker
Quelle est la particularité de ces Impromptus ? en quoi diffèrent-ils de vos créations pour la scène ?
Avant tout, il s’agit d’un projet et non d’une création, la distinction est importante. On ne va pas tourner les Impromptus à Avignon et jouer tous les soirs la même chose… Le projet est né en 2023, à la Fondation de l’Hermitage, à Lausanne, dans le cadre d’une rétrospective consacrée au peintre Léon Spilliaert. Un artiste ostendais auquel je suis connectée ; je viens moi-même d’Ostende, je connais bien la mer et la digue et son travail résonne beaucoup en moi. J’ai demandé à passer du temps dans le musée avec les œuvres et, suite à nos échanges avec l’équipe de l’Hermitage, l’idée est venue d’en restituer quelque chose au public. Il s’agissait de passer ma journée à l’Hermitage, de m’immerger dans les œuvres, d’en absorber la poésie, ressentir où elle résonnait et de choisir un espace où j’allais intervenir. C’était comme une mini-création, mais en une journée. J’étais là, avec mon corps, je choisissais une musique ou du son, je faisais une petite dramaturgie concoctée le jour même et, en fin de journée, les gens qui se trouvaient là pouvaient découvrir la performance. J’en ai fait trois en 2023. Cette expérience a aussi servi de prémices à ma création Quiet light. Suite à cela, et à ma belle rencontre avec l’équipe du musée, est né le projet des Impromptus. Ce n’est plus forcément moi qui danse, il me faut donc nommer les choses, transmettre des outils aux interprètes, en développer d’autres, mais cela reste un espace d’expérimentation. C’est comme un contrepoint aux créations, c’est un espace où je peux essayer des choses, déployer des outils en relation avec une œuvre préexistante. En Avignon, ce sera dans l’exposition de la Collection Lambert, mais cela pourrait être en relation avec une œuvre musicale ou toute forme d’art, en fait.
Comment ça s’écrit un Impromptu ? En quoi consiste le travail de préparation en amont avec les danseur·euses ?
Je le découvre au fur et à mesure. En vue des Impromptus de ce printemps à la Fondation de l’Hermitage, nous avons passé quelques journées en studio, avec les interprètes, et je réalise que ce qui est beau et stimulant dans ce projet, c’est que nous développons des outils d’écriture. Bien sûr, il y a des principes et des pratiques que nous avons déjà éprouvés dans le processus des créations antérieures. Mais plutôt que de s’inscrire au service d’une création déterminée dans le temps et dans l’espace et destinée à être reproduite, il s’agit ici que cela devienne une sorte de langage en soi. Un langage qui porte en lui le potentiel de résonner avec des œuvres et des espaces toujours autres, en déploiement continu et sans format figé, un langage commun, à décliner. On invente des nouveaux outils, on les essaie, on tente, on élabore, on joue. La matière première d’un Impromptu, c’est l’œuvre à laquelle on va s’accrocher. Pour l’Hermitage, j’ai demandé aux danseur·euses de faire une première visite en solitaire avec des instructions spéciales et, à partir de leurs impressions et de leurs retours, les œuvres en commun ou isolées, les spécificités des œuvres, on fait des choix, on compose. En Avignon, on ne va pas faire six fois la même chose, on pourrait s’accrocher à Chantal Akerman un jour, à Francis Alÿs le lendemain… L’idée, c’est de choisir le jour même sur quelle œuvre travailler, comment se déployer, trouver les outils, comment accompagner au niveau sonore… et, après, c’est en fonction de ce qu’il se passe sur le moment.
Il y a les œuvres comme matière première, mais il y a aussi le rapport à l’espace et au public qui dans ce contexte change complètement ?
La première fois, ce que j’avais bien aimé, c’est que les gens venaient voir une exposition et, tout d’un coup, ils tombaient sur de la danse. Ce n’était pas prévu qu’il y ait quelqu’un qui fasse quelque chose en lien avec ces œuvres, c’était comme si cela arrivait par hasard sur leur chemin. Maintenant, il y a beaucoup plus de communication, c’est un projet affirmé, le rapport change… J’aime aussi la proximité avec les gens, le fait qu’il n’y ait pas d’artifice de lumière, on est dans un espace donné et on s’y adapte. Il y a des choix qui se font en fonction de ça. Il faut composer avec toute une série de contraintes spatiales et temporelles, ça fait partie de comment on va élaborer la chose. En 2023, lors la première performance, j’ai constaté que le moment coïncidait avec le coucher du soleil et j’ai intégré cette donnée à la performance suivante. Spilliaert a réalisé beaucoup de peintures de nuit, sur la mer, la digue, il y a une sorte d’absorption des figures dans l’obscurité chez lui, j’ai travaillé là-dessus. Les gens étaient à l’intérieur dans la véranda et, moi, j’étais dehors : au fur et à mesure que la nuit tombait, je m’éloignais, et simultanément, le reflet des gens dans la vitre s’amplifiait. Je m’absorbais dans le noir et le public se trouvait face à sa propre image.
Est-ce qu’on va retrouver les éléments caractéristiques de votre vocabulaire chorégraphique tels que la lenteur, la géométrie, la concentration, l’abstraction, la précision … ?
Oui, on va retrouver cette patte-là. Je travaille beaucoup avec la notion de double occupation : le corps va évoluer d’une certaine manière mais, dans la tête, on va se raconter une autre histoire, ou l’utilisation de la polyrythmie dans un seul corps. Cela peut se situer à différents niveaux. Dans Without References, par exemple, il y avait des présences ici et maintenant, elles pouvaient réagir à ce qu’il se passait sur le moment mais, dans leur tête, se déroulaient, dans une autre temporalité, des scènes de film. Cela pose la présence à un endroit très précis que je chéris. La géométrie, on va la retrouver plus ou moins selon les œuvres mais il y a de fait toujours la relation à l’espace, c’est un élément important. La lenteur, assez naturelle chez moi, advient avec l’amplification de l’attention. Plus on porte l’attention aux choses subtiles, plus l’univers s’ouvre et plus on ralentit. Plus on ouvre le regard de façon panoramique, plus il englobe d’éléments, la quantité d’informations augmente et multiplie les inductions, ce qui en retour induit une accélération. On peut jouer à zoomer et dézoomer entre l’intérieur de notre corps et le monde qui nous entoure, ce qui selon mon expérience fait varier la temporalité.
Vous parliez d’élaborer un langage, pourriez-vous décrire ses particularités ?
Tout dépend ce qu’on entend par langage. En tout cas pour l’instant, je le perçois comme cela et c’est à travers cette perception que je peux développer les choses. Je veux parler d’une boîte à outils avec lesquels on peut écrire du mouvement, comme un alphabet. Il s’agit d’élaborer plusieurs outils que l’on peut combiner, avec lesquels on peut modifier et composer à l’infini des choses. C’est en cours de recherche donc ce n’est pas encore très précis, est-ce que cela va vraiment devenir un langage ? Je ne sais pas encore. C’est vraiment un espace d’exploration et d’expérimentation de ces outils.
Est-ce aussi une nouvelle recherche par rapport au travail de chorégraphe que vous avez mené jusque-là ?
Je n’ai jamais travaillé comme cela, mais je le ressens comme une nécessité. Par rapport au mode de création actuellement en vigueur, où il faut monter la production un an ou deux à l’avance, avoir une idée précise, un titre, le nombre d’interprètes, choisir quelle musique, où on est beaucoup dans la projection finalement, c’est une inscription dans le temps très différente. C’est comme un contrepoint : là, ça se passe ici et maintenant, ce n’est pas dans six mois et même si on prévoit de faire les Impromptus à Avignon, je ne vais pas commencer le travail en amont. Ça travaille avec les impressions du jour de chacun et de chacune, l’énergie du moment et de ce qu’apportent les gens qui seront là. Ce projet est né d’une recherche de liberté. Au niveau de la production, mais aussi artistique. Il y a beaucoup de choses positives dans la production classique mais les décisions doivent être prises avec anticipation, on a une date de première et tout doit tendre vers cet objectif, il reste peu d’espace-temps pour la recherche. Ici, la production est minimaliste, il y a juste un repérage de l’exposition en amont, les artistes présent·es avec leurs propres vêtements. Artistiquement, il s’agit de partir d’une œuvre existante d’autrui, de la considérer, d’en mesurer l’impact sur soi et de créer à partir de là un instant unique à partager avec les publics. En toute légèreté, avec le plus grand soin. C’est un autre rapport. C’est une énergie très inversée.
Propos recueillis par Maïa Bouteillet