Le titre suppose une histoire et quelqu’un pour la raconter. Dans L’Événement, qui narre l’incendie d’un four à pain au sein d’un collectif, et en révèle ses fondations fragiles au propre comme au figuré, la parole est au centre de l’action, la parole EST l’action. Avec cette pièce polyphonique pour trois interprètes, Joëlle Fontannaz performe la question du collectif à travers la forme du chœur antique revisité en un récit surprenant, drôle et subtilement orchestré. La nature du collectif, sa dimension politique, elle les questionne par le théâtre où le texte, en grande partie improvisé selon un canevas très précis, est remis en jeu à chaque représentation. Avec le rythme des mots, avec l’espace, les inflexions de la lumière et les costumes, elle nous fait passer d’une situation ordinaire, très actuelle, à une dimension mythologique questionnant notre humanité ; Du trio de scouts au mythe de la caverne et inversement, toujours sur le fil. Au nombre des interprètes, Joëlle Fontannaz affirme une belle complémentarité avec Mathias Glayre et Nina Langensand. Empruntant son regard extralucide au devin grec Tiresias, l’artiste nous invite à ouvrir les yeux sur un monde en feu.
Joëlle Fontannaz
L'Événement
Conception et mise en scène Joëlle Fontannaz
Écriture et jeu Joëlle Fontannaz, Mathias Glayre, Nina Langensand Collaboration à l’écriture Adina Secretan
Dramaturgie Sébastien Grosset, Adina Secretan
Création lumière Vicky Althaus
Costumes et maquillages Vincent Deblue
Scénographie Sarah André et Vincent Deblue
Aide costume Baptiste Sorin
Aide construction décor Florian Gibat
Création son Marcin de Morsier
Régies Redwan Reys
Administration Michael Scheuplein
Diffusion Clémence Faravel
Production Fair Compagnie
Coproduction Théâtre 2.21 Lausanne
Soutiens Ville de Lausanne, Loterie romande, Canton de Vaud, Fondation Nestlé pour lʼArt, Fondation Leenaards, Ernst Göhner Stiftung, Fondation Jan Michalski, FEEIG
Merci à toutes les personnes connectées, de près ou de loin, au collectif Larna qui ont témoignées
Biographie
Joëlle Fontannaz, née en 1981, se forme aux classes préparatoires de l’ESAD à Genève, puis à la pédagogie Lecoq à l’école LASSAAD de Bruxelles. Aujourd’hui basée à Lausanne, elle travaille, et a travaillé, comme interprète et actrice-créatrice pour diverses compagnies et artistes dont Adina Secretan, Guillaume Béguin, Joël Maillard, Sébastien Grosset, Émilie Rousset, Denis Maillefer, Philippe Saire… Avec la Fair Compagnie, qu’elle crée en 2016, Joëlle Fontannaz développe un travail de metteure en scène, à travers une recherche en plusieurs étapes autour du « complexe du sauveur », des communautés alternatives et de la création de nouvelles narrations. Dans ses dernières créations, elle part d’une matière documentaire non spectaculaire pour la transposer dans un dispositif théâtral décalé, minimal et plastique qui génère de lui-même du jeu et de la mise en scène.
Entretien avec Joëlle Fontannaz
Vous vous êtes inspirée d’un fait réel, un incendie, pouvez-vous rappeler le contexte et dire ce qui vous a intéressé en particulier là-dedans ?
En septembre 2018, je suis allée à Larna, sur l’île grecque de Corfou. Un lieu polymorphe qui se construit collectivement au gré des personnes qui viennent s’y investir pour un temps. J’y suis allée pour y faire une résidence parce que mon projet initial portait sur la question du collectif au sens large et du fameux « vivre ensemble ». Il se trouve que le lieu était en crise ; il cherchait son identité avec des divergences de points de vue. De façon assez spontanée et intuitive, j’ai mené des interviews auprès des personnes qui étaient là. L’une d’entre elles m’a parlée de l’incendie et avait utilisé cette métaphore du four pour montrer à quel point le collectif se cherchait. Il avait utilisé cette formule : « même le projet d’un four à pain on n’a pas réussi à le mener, il a pris feu et il a bien failli tout faire brûler ». À partir de là, et après une étape de travail à l’Arsenic, j’ai voulu resserrer la problématique en faisant entendre différents points de vue sur ce même événement ; l’incendie nocturne du four à pain.
Mais comment passez-vous du réel à cette forme polyphonique ?
J’avais initialement envie de travailler sur la choralité avec trois personnes au plateau — cela me semblait le minimum pour faire groupe — autour du motif très simple du chœur grec. Un dispositif qui contraint les corps à rester ensemble et qui implique une hypervigilance les uns par rapport aux autres… Ensuite il y a eu les interviews que j’ai mené auprès des personnes qui avaient été présentes lors de l’événement de l’incendie. Nous les avons épluchés comme une matière dont je soupçonnais le potentiel de fable. Ce travail nous l’avons fait avec Adina Secretan qui est dramaturge sur le projet (metteuse en scène de Une bonne histoire programmée dans le cadre de la SCH24, ndlr) et avec laquelle nous avons pensé qu’il fallait vraiment se centrer sur le récit de l’événement et raconter cette histoire. Pour cela, nous avons créé des archétypes afin de nous éloigner du côté documentaire et de nous rapprocher de l’allégorie. Nous avons abouti à ce récit choral qui repose sur un canevas très précis tout en laissant une marge d’improvisation. Formellement, il s’agit d’une sorte de monstre à trois têtes, où trois acteur·trices racontent ensemble la même histoire en parlant en même temps mais avec des diversités de point de vue, de tournures de phrases, de mots, d’intonations et d’énergies. Il s’agit au final de faire l’expérience périlleuse du vivre ensemble au plateau chaque soir. Cette dimension performative est centrale car cela permet une mise en jeu du propos. J’ai aussi voulu laisser les acteur·trices libres d’aller vers les phrases qui les accrochaient, les manières de penser de tel ou telle protagoniste et qu’une forme de distribution se fasse de façon organique et subjective.
L’action est centrée sur la parole, l’improvisation implique une hyper dépendance entre les interprètes, qu’est-ce que cela signifie en termes de jeu ?
Hyper dépendance, oui, je dis aussi beaucoup hyper vigilance… Nous avons travaillé avec Adina Secretan à clarifier les images et les mouvements d’une scène à l’autre comme si on avait une caméra à la place des yeux — qu’est-ce qu’on est en train de voir, en quoi certaines descriptions permettent d’ouvrir l’imaginaire et comment on nourrit aussi ce qui vient d’être dit par nos partenaires, parce qu’il s’agit de toujours faire avec les variations qui se produisent chaque soir. Cela exige, donc, une immense disponibilité à pouvoir composer avec la matière et le récit dans l’instant. À force de jouer, une partition de plus en plus précise s’est construite oralement et collectivement. Il y a quelque chose de très musical : elle indique les silences, les rythmes, les phrases sur lesquelles on se rejoint. À chaque fois que l’on reprend le spectacle, c’est l’occasion de l’affiner et de la préciser.
Cela démarre de manière assez anecdotique pour atteindre une dimension presque mythique, en passant par des moments très drôles. Comment travaillez-vous cet équilibre ?
Dans mon travail, je cherche toujours à osciller entre le prosaïque et le symbolique, entre le petit et le grand, entre le dérisoire et le grandiloquent. Cet événement est un non-événement en réalité : cet incendie n’a pas brûlé toute l’île, pas même la maison ; ça a frôlé le drame. Il s’agit donc de de le grandir sans pour autant le sur dramatiser. En racontant l’histoire, on identifie notamment l’anti-héros, celle qui n’a pas voulu aider, celle qui est retournée dans sa chambre pour dormir, la fameuse « prof de stage ». Tout l’enjeu a été de défendre cette figure, de faire l’exercice de s’identifier à elle pour interroger l’anti-héros qui sommeille en chacun de nous. Il a aussi été question de défendre certaines tournures de phrases, on les a reprises, telles quelles, de la matière documentaire autant pour leur potentiel dérisoire qu’essentiel ; ce qui participe à la drôlerie de la pièce. L’humour vient aussi du fait que je donne à voir des acteur·trices qui cherchent à bien faire. Tout cela dans un dispositif qui créé de l’inconfort dans les corps mais aussi dans la parole. Cette instabilité et cette dimension laborieuse voire périlleuse participent à les rendre touchants et drôles.
Les personnages sont tous honorables, il n’y a pas de moquerie
Dans le travail, je leur demande toujours : qu’est-ce qui nous sauve ? qu’est-ce qui fait que l’on tient debout ? J’aime bien toujours rappeler ça parce que cela nous place dans un endroit de jeu qui est vibrant, qui n’est pas installé ni démonstratif, mais qui est là, au présent et engagé.
C’est là qu’on se trouve à l’endroit du théâtre et même de la performance…
Exactement. Je me suis inspirée de la philosophe Isabelle Stengers qui a beaucoup problématisé cette question du collectif. Selon elle, il ne s’agit pas d’être naïfs, et de croire qu’il suffit de se mettre autour d’une table et que chacun donne son avis parce qu’il peut toujours y avoir des prises de pouvoir, rien que sur le temps de parole. Isabelle Stengers distingue aussi l’alliage et la fusion. Le risque d’un collectif ça peut être de fusionner. Comment garde-t-on nos singularités dans un projet commun ? Par rapport à la performance de l’événement, il se pose la question de la responsabilité ; c’est-à-dire que si on ne prend pas la responsabilité à un moment de « leader » la parole et qu’on se repose trop sur le groupe, ça ne marche pas. Et, à l’inverse, si on est tout le temps en train d’occuper le terrain parce qu’on veut toujours prendre la place et exister, on tue aussi les autres possibles et les autres prises de parole. C’est toute cette danse avec laquelle on doit composer, trouver ce qui est juste dans l’équilibre de ce petit organisme. La fusion ça serait que le trio se recroqueville sur lui-même, ou/et que l’on annule nos singularités et nos aspérités au profit d’une pensée et une énergie unique. À l’opposé, à un moment du spectacle, un personnage s’emballe (ce n’est pas tous les soirs le même interprète) et rompt avec l’équilibre et déstabilise le groupe. En terme de dramaturgie nous avons travaillé sur les dangers de ces deux pôles.
Il y a une sorte de synergie entre tous les éléments visuels du plateau : les costumes, la scénographie, la lumière… Comment avez-vous pensé tout ça ?
Je cherche toujours au départ des dispositifs précis et triviaux qui permettent du jeu. Là, je suis partie d’un chœur de trois acteur·trices qui constituait en lui-même un îlot au plateau. Cette idée d’îlot, Sarah André l’a ensuite traduite par le rocher qui est à la fois très concret et esthétique. C’est très important pour nous que cela soit beau visuellement ; cela participe à faire grandir l’anecdote de l’événement, de la mystifier et de la tenir. J’aime aussi qu’on ne puisse pas situer l’univers dans une temporalité très claire, on ne sait pas si on est dans le futur, dans le passé ; on est plutôt dans l’essentialisation des choses et du coup ça peut être polysémique. Ce rocher, ça peut être une météorite, un vieux bout de charbon, une île… ça participe de ce côté un peu mythique. Une dimension que l’on retrouve aussi dans les yeux peints et qui renvoient à l’idée de fermer les yeux pour mieux voir ; la puissance des images. Vincent Deblue, a, dans un second temps, patiné le bas des costumes avec une peinture de façon à rappeler le rocher. Pour le haut, il y a un peu un côté Frères Jacques… mais aussi je voulais qu’ils revêtent leurs habits de lumière, l’idée c’était de déréaliser tout en ayant ces chaussures de marche qui ramènent à quelque chose de très naturaliste et qui sont justifiées par ce rocher réellement accidenté. Pour la lumière, Vicky Althaus a proposé un début plutôt obscur avec des taches de lumière projetées aléatoirement sur le rocher, suivi d’une montée progressive comme si à la fin on se retrouvait comme brûlé·es par le soleil. Il y a aussi la bande son, composée par Marcin de Morsier, qui joue avec nous de façon aléatoire. C’est comme une présence absence qui surgit l’air de rien, et de nulle part, avec des sons à la fois concrets et déréalisés à l’image du tout. Ensuite, tous ces éléments jouent ensemble.
Propos recueillis par Maïa Bouteillet