Katja Brunner

Katja Brunner a étudié l’écriture littéraire à l’Institut littéraire de Bienne ainsi que l’écriture scénique à l’Université des arts de Berlin. En 2010, elle écrit sa première pièce Trop courte des jambes dont la création allemande lui fait remporter le prix de dramaturgie de Mühlheim en 2013. La même année, elle est élue jeune auteure de l’année par le magazine Theater heute. Ses pièces ont été créées notamment au Schauspielhaus de Zurich, au Schauspiel de Cologne, au Schauspiel de Leipzig, au Théâtre de Sankt Gallen ou encore à la Volksbühne de Berlin.  Katja Brunner était professeure invitée au Deutsches Literaturinstitut Leipzig lors de la saison 2020/21 et enseigne à l’Institut littéraire de Bienne. Elle fait partie du collectif d’autrices de théâtre Institut für chauvinistische Weiterbildung, rédige régulièrement des essais à destination de journaux et se produit dans le cadre de multiples festivals avec la musicienne Sophie Aeberli, avec qui elle forme le duo Loretta Shapiro. Au printemps 2022, deux de ses pièces, porteuses de son habituelle signature féministe, fêtent leur création mondiale : Die Kunst der Wunde au Schauspiel Leipzig et la réécriture du Richard III de Shakespeare au Schauspiel Köln.

Ses œuvres en langue française sont représentées par L’Arche – agence théâtrale.

Artiste, metteure en scène, curatrice indépendante et directrice de la compagnie sturmfrei, Maya Bösch étudie la mise en scène au Bryn Mawr de Philadelphie où elle se spécialise dans le théâtre politique. À travers tout son travail artistique se lit le souci de la recherche qui lui permet d’anticiper de nouvelles formes théâtrales, artistiques et esthétiques.
De 2006 à 2012, elle dirige avec Michèle Pralong le GRÜ/Transthéâtre à Genève ; en 2011 et 2014 elle est curatrice à Genève du Performance Art Festival « Jeter son corps dans la bataille » et a été co-curatrice du Performance-Festival « BONE 17 » de Berne.
En 2015 Maya est lauréate du Prix Suisse du Théâtre.
En 2022, elle reçoit le Prix Suisse des Arts de la Scène pour le spectacle Manuel d’exil, texte de Velibor Čolić avec Jean-Quentin Châtelain.

Dans le cadre de « Grand Angle, la Biennale de la traduction théâtrale » qui aura lieu pour la première fois du 19 au 23 juillet 2023 à la Chartreuse, une journée sera consacrée aux nouvelles écritures suisses et leurs traductions. L’occasion de faire se rencontrer les deux autrices suisses alémaniques Katja Brunner et Julia Haenni dont les textes seront présentés à cette occasion et l’autrice suisse romande Marie Fourquet, qui fait partie des Intrépides 2023. Ensemble, elles témoignent de ce pays aux contextes linguistiques variés, tout comme ses réalités théâtrales.

Pour démarrer en douceur : Tu te sens plutôt Nina Hagen ou Taylor Swift ?   

KB Je suis plutôt fan de Nina Hagen ! Mais l’autre jour, j’ai entendu une chanson, j’ai réalisé après coup qu’il s’agissait de Taylor Swift, elle m’a fait viber d’une manière TELLEMENT HYPER HEUREUSE. Après, niveau spirit animal, je suis quand même bien plus team Nina.  

MF De plus en plus Taylor Swift. Depuis que je suis chroniqueuse radio sur les ondes romandes, je chronique mon quotidien, ma réalité. Mon intimité est devenue un matériau d’écriture que je malaxe avec humour. C’est aussi un contrat d’authenticité avec les auditeurs.  

JH Haha. To be honest : Taylor Swift, j’ai déjà entendu le nom, mais je ne sais pas vraiment qui c’est… Et je trouve Nina Hagen tout simplement génialissime, parce qu’elle danse/sort du cadre, en tant que femme. Et je trouve ça fondamentalement sympathique.   

Bien sûr que se cachait derrière cette première question la notion du genre textuel : Qu’est-ce que veut dire pour toi, aujourd’hui, écrire un texte théâtral, notamment pour ce qui est de la forme ?   

KB Cela signifie se soumettre en permanence à une recherche, puisque le fond et la forme doivent se trouver, s’inventer mutuellement. Je pense qu’aujourd’hui, cela signifie, laisser le langage suspendre la réalité, au moins comme tentative. Suspension du réel, tisser un voile vers le possible avec le langage, peut-être même déclencher brièvement un éclair d’utopie (l’éternelle jérémiade du statu quo m’agace). Et ce, en restant tout à fait sceptique vis-à-vis du langage et en résistance face au contenu. Pour moi, cela veut dire rester atteignable au présent : trop perceptive, trop vulnérable, trop ouverte.  

MF Du vivant ! La possibilité d’une réaction immédiate avec les spectateurs doit être au centre. La plasticité de l’écriture théâtrale fait d’elle une insoumise. Si le théâtre comprend sa mission, il est subversif, un élément perturbateur dans la cité. Je suis aussi scénariste pour la télévision et le cinéma, l’écriture est alors un endroit beaucoup plus lourd à manœuvrer, plus… architectural. Suivant ce qu’on doit transporter comme récit, on choisit un semi-remorque ou une vespa (mais c’est plus facile de taguer un mur depuis une vespa).  

JH Je pense généralement qu’il est toujours important que chaque texte trouve sa propre forme. Ou chaque forme son texte. C’est la seule règle. Qu’on regarde à chaque fois de nouveau quelle forme s’associe à quel contenu. Car chaque contenu conditionne une autre forme. Tout le reste n’est que mode. Et puis je trouve encore que la forme est politique, ou plutôt le choix de la forme. Tout comme le type de collaboration, la structure de travail, c’est-à-dire dans quel contexte, dans quelles conditions un texte est produit. Et c’est ce que j’exigerais aussi de nos jours. Donc une réflexion sur le COMMENT un texte est écrit et pourquoi il est écrit de cette manière. L’aspect politique ne s’arrête pas au contenu. Il commence seulement là. Sinon, c’est tout simplement vite hypocrite.  

Quelles sont les ouvertures et contraintes de ton écriture théâtrale dans la perspective d’une mise en scène jonglant elle-même souvent avec plusieurs formes (jeu, danse, vidéo, cirque, concert…) ?   

KB C’est une magnifique question, Judith ! Je crois que pour l’instant, je me distingue. Ce n’est pas de mon domaine de compétence et cela dépend beaucoup des bailleurs de fonds, des humeurs et des vagues arbitraires du succès. Mais en principe, je suis simplement curieuse de savoir ce que la primauté du texte déclenche chez ceux.celles qui le mettent en œuvre : en termes de langage formel, d’univers visuel, de rythme. A quelle température il.elle.s retrouvent le texte, où veulent-il.elle.s le plier, l’amener, le briser. J’aime tout cela. Cela me touche parce que nous travaillons ensemble d’une manière très drôle.  

MF Le risque serait une dramaturgie qui écrase une des formes. Le tout doit être une seule écriture, un flux. Ça demande de l’humilité pour être au service du spectacle.  

JH Je mets moi-même en scène et donc mon écriture provient pour ainsi dire du fait d’être metteuse en scène, tout va de pair chez moi. Mais cela varie bien sûr si je sais que je vais mettre en scène moi-même une pièce ou non. Si je le sais, j’écris différemment. En tant que metteuse en scène, je suis toujours présente et je m’imagine tout concrètement sur scène, je réfléchis aux transitions entre les scènes, etc. Si la mise en scène est faite par quelqu’un d’autre, je ressens parfois plus de liberté dans l’écriture. Que certaines choses scéniques concrètes puissent rester ouvertes, par exemple quelque chose comme : Comment passe-t-on de la scène A/texte 1 au texte 2/à la scène B ? Je me réjouis alors parfois de ne pas devoir répondre à ces questions, mais de pouvoir « tout simplement » poser les textes. Pour ça, il faut bien sûr que tout ce qui est important pour moi apparaisse dans le texte et sa forme. Afin que je puisse être sûre que tout sera bien compris, que tout passe correctement. Peu importe à quoi ressemble la mise en scène concrètement. Mais ça m’amuse beaucoup de réfléchir comment je vais « mettre en scène » tout ça sur la feuille, afin qu’il n’y ait pas de malentendu. Après, ce que je trouve parfois problématique, c’est que les textes sont remis en scène quelques années plus tard (ce qui est en soi très cool quand même!) et que certains éléments du contenu ont peut-être déjà changé. C’est-à-dire qu’un discours a progressé et se trouve peut-être un peu ailleurs aujourd’hui. Surtout quand il s’agit de féminisme et de racisme. Et que les textes perdent parfois rapidement de leur actualité. Et puis, souvent les vieux textes sont un peu bricolés, on réécrit un peu par ici et par là, et là je pense parfois : pourquoi ne pas en écrire un tout nouveau ? Mais beaucoup ne veulent et ne peuvent pas payer pour ça.   

Et la place du féminisme dans ce conglomérat de forme ? Que veut dire pour toi aujourd’hui écrire une œuvre féministe et être une femme artiste féministe, y-a-t-il une différence ?  

KB Je suis un peu « lost » par rapport à ça en ce moment. Mais peut-être qu’on va le dé – « loster » ensemble ? Parfois mes poils s’hérissent contre l’étiquette « féministe » : bien sûr que je fais de l’art féministe, je ne saurais pas comment faire autrement, mais l’étiquetage va parfois aussi de pair avec une pourriture de la pensée, on coche simplement les cases de la programmation, j’en profite bien sûr, tout est à double tranchant ; parfois pour moi, cette question d’Eve anime tellement le débat mais par la suite n’a alors rien à voir avec une véritable transformation structurelle. 

MF C’est dur. Le théâtre est un milieu très patriarcal. Soit comédienne, reste à ta place ! Quand j’ai commencé à écrire et à mettre en scène, c’était en 2005, j’étais un quota. Pour survivre, il fallait accepter d’être un quota. Oui, les femmes pouvaient écrire des spectacles pour enfants ou parler d’intimité, mais on leur disait où était leur place et il fallait y rester. Écrire une œuvre féministe, être une femme artiste ? Je n’avais pas le temps de me poser la question, j’écrivais, je produisais des spectacles tout en élevant mes enfants et ce qui émanait de mon urgence d’écriture est devenu visible.  On a pu qualifier mon travail de féministe mais au début je n’en avais pas conscience, je créais des spectacles pour qu’on m’écoute. Aujourd’hui, c’est différent, je veux transmettre, être dans la sororité et je me bats pour la visibilité des femmes.  

JH Je trouve que c’est tout simplement une nécessité de se positionner aujourd’hui en tant que féministe. Quel que soit le sexe individuel. Puisque le féminisme est destiné à tou.te.s, il est censé apporter plus de libertés à tout le monde en dehors des attributions et des restrictions liées à une spécificité de sexe. Mais bien sûr, que ça reste un sujet plus urgent pour chaque personne non cis-homme, car nos moyens de subsistance, nos retraites, nos salaires, nos soins médicaux, nos droits basiques en dépendent. Et il reste toujours beaucoup d’inégalités, même si pas mal de monde prétend que tout va bien maintenant vu que les femmes* peuvent voter et étudier. Mais l’oppression à travers des siècles de tous ceux.celles qui ne sont pas des cis-hommes blancs a laissé d’énormes traces dans nos corps, dans nos paroles et nos actes, dans nos relations et nos rapports. Et ces traces sont encore visibles partout, jusqu’au plus profond. Et jusqu’à ce que tout ça soit d’abord compris, puis guéri, cela prendra encore beaucoup de temps. Et il faut en parler. Et c’est ce que j’essaie de faire notamment dans mon travail de créatrice de théâtre. J’essaie à travers la langue d’ouvrir des espaces pour tout ça et d’inciter à parler, à se révolter, à penser autrement.    

Quel serait ton message à des future(s) ou pas encore artistes féministes ?  

KB VOUS ÊTES ENORMES ! Et imaginez la polyvalence, tous ces textes que « nous » créons (et allons créer) dans notre multitude, quel avenir ! Des personnes lues au féminin sont mortes pour nos libertés, nous devons rester intransigeantes et à l’affût, avec envie et passion, nous devons attirer l’attention sur les dysfonctionnements, c’est un devoir et un honneur. Nous devons dissoudre l’idée qu’il s’agirait de faire jouer deux antipodes dans un système binaire, il s’agit de justice pour toutes les personnes concernées. // et personne* ne doit rien //  

MF Haha ! Les enfants ne ralentissent jamais la carrière, le vrai problème pour les femmes c’est le couple !  Plus on vieillit, plus on réalise les inégalités entre les hommes et les femmes. On a la prétention de pouvoir échapper au piège, puis il se referme. On ne naît pas féministe, on le devient. Comme la route sera de toute façon difficile, soyez ambitieuses, visez grand et ne laissez personne vous dire de rester à votre place.   

JH Défendez-vous, faites ce qui vous fait du bien, ce dont vous avez besoin. Ça peut aussi être quelque chose de tout calme et de tout personnel. Ce n’est pas toujours nécessaire, la lutte active, ça peut aussi user beaucoup. Le fait de sortir, de ne rien faire, de guérir calmement, peut aussi avoir un impact énorme. Chaque personne non cis-homme qui va bien dans ce monde qui n’est pas fait pour elle est une petite révolution. Ou comme le disait Audre Lorde: ‘Caring for myself is not self-indulgence, it is self-preservation, and that is an act of political warfare’. Et soyez solidaires, formez des sororités, cessez de vous faire concurrence. Surtout dans l’art ! Aidez-vous les unes les autres à saisir les postes et si vous êtes en poste, aidez les autres à pouvoir exprimer leur voix !  

Le 14 juin 2019 a eu lieu partout en Suisse la grève féministe nationale [1]. Si je souligne le [partout] dans cette phrase, c’est parce que ce n’est normalement pas gagné qu’un projet, une idée, des échanges (culturels), … passe au-delà du Röstigraben (fr. fossé de Rösti), barrière symbolique séparant la Suisse romande et la Suisse alémanique. Et là on ne parle même pas de la Suisse italophone. As-tu fait des expériences avec cette barrière ? Notamment dans ton art et connaissais-tu (au moins de nom) les autrices Katja Brunner et Julia Haenni, respectivement Marie Fourquet venant de « l’autre côté » ?  

KB Comme j’ai étudié au superbe Institut littéraire de Bienne, je ne me sens pas si éloignée de la Suisse romande… Par exemple, S. Corinna Bille est une découverte absolue pour moi de l’année dernière, lisez-la, tou.te.s, avec ferveur et obsessionnellement ! Cela m’a tout réouvert. J’ai aussi eu la chance d’être mise en scène à Genève, j’y suis donc allée de temps en temps ; j’ai ressenti le Röstigraben plutôt comme une fissure que l’on peut facilement franchir. Je ne connais pas encore Marie, mais j’espère que ce sera bientôt le cas. En même temps, je connais cette frontière, je la redoute, j’envie les résultats des votations plus à gauche en Suisse Romande. Je suis stupéfaite par La Chaux-de-Fonds, l’histoire communiste qui est aussi, ou peut-être surtout, le PRESENT.    

MF Mes pièces de théâtre n’ont jamais franchi cette barrière. Pourtant mes pièces ont été jouées à Cuba, en France, en Belgique et en Pologne. J’ai eu beaucoup plus d’opportunités de travail dans le cinéma et la télévision avec la suisse alémanique. L’anglais est plus usuel dans le milieu cinématographique, ceci explique peut-être cela. Je ne connais ni Katja Brunner, ni Julia Haenni.  

JH Oui, c’est un grand sujet. J’ai beaucoup à faire avec l’Allemagne et l’Autriche, mais très peu avec la Suisse italienne et francophone. Ça fonctionne tout différemment là-bas aussi avec les maisons d’édition et les pièces et la langue est malheureusement souvent un véritable fossé. Ces derniers temps, il y a beaucoup de nouvelles tentatives par des personnes engagées pour franchir justement ce fossé et de sensibiliser par exemple davantage la scène germanophone aux jeunes dramaturges italophones (cf Luminanza, le projet qui promeut les dramaturges italophones). Je trouve ça vraiment topissime, mais s’il n’y a pas assez de fonds et de possibilités de traduction, ça devient vite compliqué. La réussite de cet échange dépend donc aussi des fondations, etc. Et pour ça, il faut faire beaucoup de lobbying. Je connais malheureusement très peu d’auteur.rice.s de « l’autre côté », mais je suis toujours contente quand j’en rencontre.   

Quelle mesure aimerais-tu voir pour résoudre cette barrière ?  

KB Moins d’inhibition à parler français ? Dans notre génération anglicisée, on bascule plutôt vers l’anglais, ce que je trouve n’imp en fait. Mon père et ma tante ont étudié à Lausanne, c’était normal qu’ils parlent cette langue nationale de manière naturelle et avec confiance, même si ce n’était pas sans accent, même si ce n’était pas sans faute, mais oui. Je ne peux malheureusement pas le faire. Peut-être insister plus sur les similitudes ? Mais là, on tombe vite sur quelque chose de vraiment « cringe », parce que pensée nationaliste, etc. Ah, je demanderais simplement aux CFF d’organiser une fois par an une SEMAINE ANTI-RÖSTIGRABEN pour que tou.te.s puissent voyager gratuitement tant qu’il.elle.s passent dans une autre région linguistique, ce serait toppp. Je pense que certains guérisseur.euse.s du Jura ressemblent plus à certains guérisseur.euse.s d’Appenzell qu’une enseignante d’Oberwil-Lieli à une enseignante de Genève. Mais who knows ? Donc en fait, plutôt un fossé ville-campagne? Me fais pas d’idée. En tout cas, moi, j’adore le français. Et aussi les particularités du français de Suisse comme « nonante ».  

MF Je pense qu’il faut faire des résidences d’écriture proposant des formations avec des auteur.rice.s. Durant ces résidences, destinées à toutes nos régions linguistiques, on se rencontrerait autour d’une réflexion commune sur notre métier, ça pourrait créer du lien, des étincelles pour des futurs projets.  

JH voir ci-dessus  

Tout comme le Röstigraben est ancré en Suisse, le pays lui-même se retrouve dans ton travail [2]. Quels sont les plus grands défis et contraintes mais peut-être aussi privilèges en tant qu’artiste Suisse ?

KB En fait, je nous considère, moi et mes contemporains travaillant dans le même domaine, comme des super privilégiés : nous pouvons vivre de l’art, même si ce n’est pas en abondance, mais ça le fait. C’est ce que je connais moins, par exemple, des collègues italiens, malheureusement. De plus, le soutien de l’état est réellement recevable. Ce sont des privilèges fous, en plus de celui de vivre dans un état sûr, où la liberté d’expression est pratiquée sans questionnement. Je ne sais pas, j’aime bien râler, mais c’est permis de dire à quel point on râle confortablement. Alors, oui, bien sûr que la transgression est sanctionnée, mais oui. Peut-être décrirais-je que la difficulté, c’est de rester plus qu’on ne peut en le supporter. En même temps, la Suisse est pour moi, en tant que Zurichoise (finaaaaances), un lieu extrêmement schizophrène : on prétend constamment n’avoir rien à voir avec les bouleversements historiques, mais on en profite exclusivement. Le narratif de la neutralité est de toute façon à vomir, le fait que la droite fasse la révolution aussi, bien en silence, et cela infiltre tout. Et le fait que la vie devienne à peine abordable pour les personnes qui ne travaillent pas pour google ou pour le nouveau super-monstre la banque UBS, dans l’espace urbain y contribue. Les Helvètes soi-disant innocents adorent le vil argent pendant que le linge sèche sur le séchoir parapluie.  

MF On est un pays stable politiquement avec une démocratie unique au monde et une qualité de vie exceptionnelle. Tout le monde n’est pas riche, loin de là, mais je voyage beaucoup et je sais que vivre en Suisse est un privilège. En tant qu’artiste suisse, on doit rester alerte à la politique internationale. Être en lien avec d’autres artistes, explorer, éprouver notre pratique artistique hors de nos frontières.  Notre réalité est très différente du reste du monde. Les Suisses le savent car notre vraie richesse, c’est que 39% de la population est issue de l’immigration. Le défi serait alors de ne pas oublier d’où on vient ?  

JH En Suisse, il y a comparativement beaucoup de fonds publics pour l’art, c’est bien sûr une bonne chose. Il est plus facile de survivre en Suisse en tant qu’artiste. Mais ici aussi, c’est toujours un combat et les institutions qui octroient les fonds ont souvent des conditions à remplir et des délais d’attente mais tellement éloignés de la réalité de vie, etc. Par exemple, l’argent pour un projet n’est très souvent versé que lorsque le projet a déjà été réalisé. Mais C’est totalement irréaliste ! De quoi les gens qui travaillent sur le projet sont-il.elle.s censé.e.s vivre ? On n’a pas besoin du loyer dans six mois, mais avant. Ce genre de choses me met tellement en colère. Ça reflète cette idée romantique qui prévaut parfois, que ce sont des gens qui aiment faire ça et qui trouvent romantique de se geler et de s’affamer un peu pour l’art, et peut-être que ça les rend même meilleur.e.s. Enfin, sérieux ? Et en même temps, un nombre énorme de personne est formé dans ces usines industrielles des écoles d’art, mais faut surtout pas avoir trop d’exigences après. Je trouve que la manière dont on traite parfois les artistes est vraiment insolente. Et puis, tant de promesses néolibérales sont faites que personne ne peut tenir. Et si l’on compare la richesse de la Suisse et ce que gagne les artistes en moyenne, c’est une blague et pour ce qui est de la sécurité sociale, il.elle.s peuvent oublier aussi. Je pense qu’il faut toujours replacer les choses dans leur contexte. Bien sûr, ma vie est meilleure ici que dans d’autres pays où il y a la guerre ou où les femmes* ont encore moins de droits. Mais ça ne m’apporte rien si les conditions sont merdiques ici, mais tout le monde dit que c’est encore bien pire ailleurs. Je trouve que c’est bien d’être conscient de ses privilèges, mais il faut aussi parler de la merde qui passe ici et qui va carrément mieux dans d’autres pays (par exemple le congé parental ou le soutien familial) et il y’en a quand même pas mal. C’est aussi le sujet de ma pièce GO TELL.

Propos recueiilis par Judith Madeline Walter, mars 2023

[1] cf I WANT IT ALL!: Strike Portraits, beau livre en édition bilingue allemande/anglaise cosigné Julia Haenni et Mali Lazell, ©Edition Clandestin, 2021

[2] cf la pièce de Katja Brunner OHLALA HELVETIA ODER DEN SCHLÄCHTERN IST KALT ; le travail de Marie Fourquet en tant que chroniqueuse auprès de la RTS, Radio Télévision Suisse (romande) ; la pièce GO TELL de Julia Haenni