Sur pointes, comme au ballet à Rio, dans les airs, en latex ou jouant avec une perruque, iel clashe les assignations pour mieux exister, en mettant en mouvement son identité. Habité par les fantômes de sa mémoire, du Brésil ou d’une histoire de la danse, autant que par la figure du Faune de Nijinski, ce corps chargé apparaît comme une caisse de résonance de souvenirs aussi doux que traumatiques. Avec toute son étrangeté, Catol Teixeira cherche un chemin vers le terrain mystérieux qu’est la mémoire portée par le corps, objet et sujet, tout en se confrontant aux corps des autres, prêt à accueillir leur regard et à le dépasser.
Libre dans ses mouvements, ses formes et son écriture au cadre ouvert et aux quelques repères comme la répétition, Catol Teixeira joue avec l’imprévisible, négocie avec le risque, pour favoriser les espaces de friction et de vibration.
Entre cérémonie du souvenir et de rêve du moment précédant les invasions coloniales, Clashes Licking danse avec le trouble par ses affrontements aux paradoxes poétiques. Catol envoie valser les normes de beauté, d’identité et de contrôle pour laisser place à la Danse.
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© Edenleviam
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Catol Teixeira
Clashes Licking
Conception et performance Catol Teixeira
Création lumière Alessandra Domingues
Création sonore Sandar Tun Tun
Costumes Auguste de Boursetty
Suivi conceptuel Fabian Barba
Regard extérieur Dominique Gilliot
Administration Michael Scheuplein
Production Rabea Grand
Diffusion Jérôme Pique
Production Association UÀ
Coproduction Emergentia 2022 – TU – Théâtre de l’Usine, L’Abri et l’ADC Pavillon de la danse
Avec le soutien de la Ville de Genève, Loterie Romande
Biographie
Catol Teixeira interprète et chorégraphe, né à Porto Alegre, est basé à Genève. Après une formation en danse classique, puis une formation aux techniques de cirque aérien, iel est diplômé en danse contemporaine à La Manufacture. Le travail de Catol est une pratique constante de la perception de l’espace-temps, et iel continue à chercher des méthodes chorégraphiques qui remettent en question les notions de ce que peut être un corps. Iel danse comme un moyen de ne pas oublier que les corps sont un lieu de passage, de relation et de négociation entre des forces organiques-politiques-culturelles, un seuil de souvenirs et un champ de désirs en mouvement.
Entretien avec Catol Teixeira
Le corps, c’est la place des négociations
Négocier avec ses assignations, reprendre possession de son corps, tel est, pour Catol Teixeira, ce à quoi ouvre la danse. Outil intime autant que politique par lequel l’artiste originaire du Brésil, et désormais installé en Suisse — après ses études chorégraphiques à la Manufacture de Lausanne —, explore les différentes composantes d’une identité en mouvement. Après La Peau entre les doigts, performance improvisée au milieu du public autour des notions de séparation et d’interaction, Catol Teixeira reprend le fil de ses explorations en solo dans Clashes Licking. Une pièce toute en paradoxes, comme son intraduisible titre (littéralement « affrontements léchant »), conçue en étroite collaboration avec le sound designer Sandar Tun Tun et toute l’équipe artistique, où flottent le fantôme de Nijinski comme de nombreuses questions inhérentes au parcours de l’interprète et à la mémoire du Brésil mais aussi au corps et à la danse. Usant d’éléments qualifiés de « prothèses » (pointes, perruque, technique aérienne…), iel sonde le corps comme objet et comme sujet, dans une forme de cérémonie où l’étrange se mêle à la poésie.
Dans quel contexte avez-vous débuté la danse ?
Ma famille était assez modeste. Mon père, marin, n’était jamais là ; ma mère, prof d’histoire, travaillait beaucoup et était très impliquée dans l’activité syndicale. Dans notre quartier de Porto Alegre, il y avait une petite école d’art public pour les enfants, un service public pour les mères solo où j’ai débuté par de l’expression corporelle. Au bout de deux ans, la prof a appelé ma mère, elle m’avait repérée. Mon grand-père paraplégique me demandait souvent de danser pour lui ; dans ma mémoire, c’est aussi là que ça a commencé. Ensuite, j’ai suivi des cours de classique dans une petite école de danse. À 16 ans, je suis partie à Rio pour intégrer l’Ecole du théâtre municipal de ballet, qui était publique donc accessible. C’était vraiment l’univers du ballet dans la tradition la plus rigide. Cette école de ballet se situait à Lapa, un quartier au centre de Rio où il y avait une vie nocturne incroyable, plein de bars, une ancienne métallurgie transformée en centre culturel où il se passait plein de choses, du théâtre de rue, du cirque, des concerts, de la danse… Ça brassait beaucoup d’énergies, de questions, de classes sociales, de pratiques artistiques. Les classes et l’héritage colonial sont des réalités très présentes au Brésil. La dimension politique est intrinsèque à mon travail en tant que corps de personne blanche originaire du Brésil. La danse, c’est la manière dont s’organise mon corps dans un certain espace, il ne s’agit pas juste de mon corps, c’est aussi à qui je m’adresse, qui vient voir, quel est le contexte dans lequel j’ai créé cette danse… tout cela forme la matière avec laquelle je travaille. Ces questions se posent davantage depuis mon émigration et depuis que je mène mon propre travail. J’ai entrepris aussi tout un questionnement sur mon genre, sur ma position en tant que corps trans-masculin, queer, blanc, originaire d’une classe moyenne brésilienne, détenteur d’une certaine technique gestuelle…
Quand vous dansez vous êtes traversé par toutes ces questions ?
Toutes ces informations politiques et sociales forment la matière du corps. Quand j’arrive sur scène, c’est avec tout ça et je n’essaye pas de l’annuler… Je ne suis resté qu’un an dans mon école à Rio, j’ai été abusé sexuellement par un prof, un danseur du corps de ballet du théâtre municipal, et je suis devenu boulimique. À ce moment-là, aussi, pour la première fois, je suis tombé amoureux d’une personne assignée femme, tout est arrivé en même temps et j’étais complètement perdu. Je suis rentré à Porto Alegre et j’ai arrêté la danse… Après un détour de deux ans par le cirque aérien, à Rio avec Intrepida Trupe, où j’ai signé mes premiers contrats professionnels à 19 ans, revenir à la danse a été pour moi comme un acte de résistance.
Par rapport à tout cela, Clashes Licking ne dessine-t-il pas davantage un autoportrait qu’une pièce sur Nijinski ? ou bien est-ce Nijinski qui vous ramène à vous ?
L’autoportrait n’était pas le projet de départ mais, finalement, je le vois aussi un peu comme cela. Mon désir était d’utiliser toutes les techniques accumulées et de les confronter à la poésie. Mon projet était de créer de la friction entre différentes formes, entre les notions de beauté et d’étrangeté, de provoquer une contamination… J’ai toujours voulu faire quelque chose avec l’image de Nijinski. En fait, je ne cherche pas à faire une pièce sur un sujet en particulier. Le sujet, c’est le corps. Ce qui m’intéresse avec Nijinski, c’est sa dimension de corps queer, le fait qu’il soit resté enfermé 30 ans dans un hôpital psychiatrique et le regard que les gens portaient sur lui… Il y a aussi la figure métaphorique du faune, son costume, la manière dont le corps se forme (ou se déforme)… La notion de prothèse m’intéresse beaucoup. Les prothèses, c’est aussi bien l’imagination, les rêves, les lunettes, la chaise roulante de mon grand-père… et comment on incorpore tout cela. Il y a aussi une partie de mes recherches qui a trait au sexe, au genre, à la chirurgie de notre corps occidental moderne. En regardant attentivement l’image du faune de Nijinski j’ai découvert sa queue et j’ai alors aussi cherché dans cette direction de la bestialité.
Il y a un moment de rupture dans le spectacle où la lumière passe de clair-obscur à pleins feux et où tout à coup vous nous regardez en face, à quoi correspond ce moment ?
Au début, il y a juste deux néons, ensuite tout l’espace s’ouvre. J’aime que cela reste simple, que ça ne soit pas trop spectaculaire. Quand la lumière surgit, le regard nous dit : c’est moi, je suis là, j’ai cette couleur, j’ai cette taille, j’ai cette technique, et c’est de là que je parle. La question du regard est constamment présente. Je danse toujours avec la conscience que je danse pour quelqu’un, que je danse avec quelqu’un aussi, avec Nijinski, avec les fantômes de ma mémoire, même si je suis seul, ou seul au milieu d’un grand nombre, avec mon grand-père, avec mes origines. Quand on parle du Brésil on parle aussi d’un endroit chargé d’histoires perdues… Peut-être aussi avec l’histoire de la danse. Ce moment du regard c’est aussi celui où on se reconnaît, avec le public, on prend acte de la présence de l’autre. Nous avons également travaillé ce moment en conversation avec Dominique Gilliot, regard extérieur sur la pièce, avec qui j’ai pu exprimer mes doutes concernant la frontalité de la pièce et les notions de « spectaculaire ». Nous avons beaucoup échangé depuis le début de la création, iel m’a aidé à ne pas créer « une revue » de Nijinsky tout en questionnant mon intérêt pour sa présence et son image. Nous avons alors compris qu’il s’agissait de danser avec des fantômes… Alessandra Domingues a offert cette lumière frontale et brute pour que nous puissions être « sans » effets à ce moment-là, il y a aussi une lumière dans le public qui s’allume. On est là, on sait qu’on est là, on sait qu’il s’agit d’une représentation et moi j’offre cette danse. Je crois au corps dansant. Il s’agit de créer une ouverture pour que le corps puisse traverser ce terrain mystérieux, cet espace de mémoire, mais peut-être aussi l’histoire de quelqu’un qui me regarde. La chorégraphie laisse toujours ouvert un espace de risque.
La part d’improvisation est-elle importante dans votre démarche de création ?
Complètement. J’ai des repères mais ce n’est pas trop cadré en termes de mouvements, de formes. J’adore qu’il y ait un espace de risque. Il s’agit de toujours garder des espaces ouverts, des espaces de friction, de vibration, j’essaye d’avoir une pratique constamment reliée au contexte et aux possibilités, je suis toujours en négociation avec ce qui arrive. Cela change aussi la relation avec le public. Lors d’une résidence avec Meg Stuart, je la voyais improviser, j’étais fasciné et soudain j’ai vu clair : c’est un corps qui sait qu’il vient de quelque part et qui va quelque part, ce n’est pas vraiment un corps qui est présent dans un présent rationnel, c’est un corps qui a une mémoire. Dans la danse, il y a aussi un rapport avec la mort mais pas au sens dramatique, au sens rituel. Après cette histoire que j’ai vécue, quand je me suis réinséré dans la danse, ça a été difficile mais j’ai trouvé de façon assez intuitive que la danse était le bon outil pour défaire le corps. Défaire des notions de contrôle, de beauté, des notions identitaires, du passé colonial, des assignations… Je dis « défaire » plutôt que « déconstruire » : défaire concerne aussi l’intérieur de moi-même, quand je défais, je suis plus impliqué. J’ai suivi l’enseignement de Rolando Vasquez, un penseur qui travail autour de la critique décoloniale, qui m’a été présenté par Fabian Barba, un ami et danseureuse extraordinaire qui a collaboré au processus de création de Clashes Licking. Ces lectures et ces échanges ont beaucoup inspiré ma façon de travailler avec la danse et la plasticité. Avec la migration, j’ai aussi compris tout ce que j’ai reproduit sans le savoir et la danse est pour moi un outil pour naviguer à l’intérieur de toutes ces questions.
A quoi correspond le texte que l’on entend pendant la performance ?
Je l’ai écrit comme une cérémonie. C’est un exercice d’imagination pour rêver un monde où le passé des violences coloniales aurait disparu. Cela parle de Rio : comment seraient les choses si ce passé se retirait, c’est quoi cette terre violentée ? Dans les années 50, il y a eu toute une partie de la mer qui a été enterrée pour créer une route, le texte interroge cet épisode : comment serait le paysage si la mer reprenait sa place ? C’est une cérémonie sur la mémoire. On entend ce texte après que je sois suspendu en lévitation dans une atmosphère de rêve, cela fait écho avec la pierre où le faune de Nijinski va dormir. C’est Sandar, le sound artist, qui m’a incité à prendre ce texte qui engage des questions assez politiques et aussi personnelles puisque cela évoque aussi le souvenir du jardin de ma maison d’enfance où il y avait des mangues, des goyaves, des avocats, des bananes…
Le latex, dont votre costume est fait, évoque-t-il aussi le Brésil ?
Au Brésil, il y a toujours une histoire avec le latex… Mais, ici, il s’agit d’avantage d’une référence au fétichisme queer. Avec Auguste de Boursetty, le créateur costume, nous avons voulu susciter une forme de clash : il y a une référence au fétichisme mais ce n’est pas tout à fait ça : par exemple, le haut a la forme d’un binder, ce bandeau pour effacer les seins, mais en même temps il est transparent, ce qui est paradoxal. Cela ouvre à la question d’opacité et de visibilité. Derrière les questions identitaires, surgit toujours la question de la visibilité comme stratégie mais cela me gêne parfois et j’aspire aussi à une forme d’opacité. C’est l’écrivain Edouard Glissant qui questionne ce droit à l’opacité, qui a le droit de passer sans être perçu ? Le costume est un peu collant pour rappeler celui de Nijinski. Il est à la fois transparent et translucide, on voit et on ne voit pas bien, comme pour la lumière.
Comment s’écrit le mouvement à l’intérieur de tout cela ?
Je procède par tâches physiques, par actions et par répétitions. Par exemple, je vibre, et le reste ne sont que des conséquences : c’est drôle ou c’est sexuel… je tourne autour d’un motif et, dès que ça devient trop narratif, je change. Dès que je peux nommer la forme, je change mais cela part d’une pratique physique, l’idée c’est de faire en sorte que les associations puissent arriver. J’écris beaucoup avec la répétition, il y a quelque chose dans la répétition qui engage le corps, c’est aussi le moment où on peut trouver des transitions (…) Je veux mentionner aussi ma recherche autour de la perruque, cet objet qui devient sujet, c’est une perruque mais c’est aussi une vieille, c’est aussi un animal, une queue, un corps qui danse avec moi et finalement une chose qui me manipule… Le corps, pour moi, c’est la place des négociations entre les forces culturelles, politiques et notre condition de corps organique. Quand je sépare tous ces éléments de mon travail cela semble statique, or mon sujet c’est vraiment la danse. La danse est toujours là. Ce ne sont pas les danseurs qui créent la danse. Les danseurs apportent un cadre où elle peut se manifester mais elle est toujours là. Elle est au-delà.
Propos recueillis par Maïa Bouteillet, février 2023
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Revue de presse
« Presque futuriste, cette invitation à parcourir de nouveaux imaginaires se dessine comme une ode électrique et poétique à l’émancipation. »
Les Inrocks, Julie Vidal
« C’est un geste, un acte, une leçon de maîtrise d’un corps poussé à l’extrême. »
Toute la culture, Amélie Blaunstein
« Catol Teixeira trouble le regard en exposant son corps dans un solo à la sensualité sobre. »
Sceneweb, Belinda Mathieu
« C’est 40 minutes de danse que Catol Teixeira offre au public, 40 minutes de spectacle, 40 minutes de beauté artistique, de technique, de force, d’élégance et de joie. »
Chaos Cultura, Katia Tamburello