I L K A - Maud Blandel

Danseuse formée à la mise en scène (La Manufacture) et aux arts plastiques (HEAD), Maud Blandel fonde sa compagnie I L K A en 2015 à Lausanne. La chorégraphe développe un langage qui puise son inspiration autant aux frontières de l’art, de l’anthropologie, des cultural studies que dans l’écriture musicale. Son goût pour la trans-formation et son souci de musicalité la poussent à créer des objets chorégraphiques puissamment composés dans lesquels les phénomènes convoqués sur scène se voient progressivement dégénérer.

Trou noir  

Chorégraphe dont les récentes pièces présentent une lecture formelle de la musique, Maud Blandel aborde pour la première fois, avec L’œil nu, le souvenir confus d’un événement autobiographique tragique et pose la question de la perception. Prenant appui sur le phénomène de dégénérescence stellaire, elle opère une exploration métaphorique du mouvement réitéré de la mémoire et de son pendant imaginaire, à travers un jeu d’échos entre six danseur·se·s au plateau et une création sonore obsédante. Libérant l’émotion, et parfois même des bouffées d’humour, Maud Blandel donne corps à ses questionnements intimes. Face à l’inconcevable, à ce qui, au sens propre, dépasse l’entendement, la jeune artiste dépose sa douleur d’enfant dans les derniers mots d’un poème de T.S Eliot : « C’est ainsi que finit le monde/Pas sur un Boum, sur un murmure ».  

Comment passez-vous d’un événement intime, violent, traumatique, au phénomène astrophysique des pulsars ?  

C’est plutôt l’inverse qui s’est passé ! Pour faire brièvement la genèse du projet, je veux préciser qu’au départ il y a la découverte d’une œuvre musicale, Le Noir de l’Étoile, de Gérard Grisey, compositeur de musique électroacoustique, dans le courant de l’écriture spectrale. Une pièce écrite pour six instrumentistes des Percussions de Strasbourg — d’où ici les six interprètes. J’avais déjà travaillé à la traduction de pièces musicales dans mes deux pièces précédentes, Diverti menti en 2020, à partir de Mozart, et Double septet, à partir de Steve Reich, en 2021. Quand j’ai découvert, cette pièce sur la poétique des pulsars, ces objets célestes qui se forment après l’explosion du cœur d’une étoile, cela m’a énormément touchée. J’ai immédiatement fait la connexion avec le souvenir de la mort de mon père, mais il m’a fallu du temps pour assumer que ce qui me mettait en mouvement ici relevait avant tout de l’intime et non du formel. Quand je me suis mise à travailler toute seule en studio, d’autres événements sont venus réveiller des inquiétudes très profondes et j’ai compris que c’était sur cette association que je voulais travailler. J’ai donc fait table rase du projet de départ : de l’œuvre de Gérard Grisey aujourd’hui il ne reste rien, mais c’est elle qui m’a amenée à l’événement intime, et non l’inverse. Au moment où une étoile s’effondre, sous l’effet de deux forces contraires, on parle de « matière dégénérée », cette notion m’a interpelée et ramenée à des questions enfouies. Quand mon père s’est suicidé de deux balles dans le cœur, il n’est pas mort tout de suite : ainsi, qu’est-ce qu’un cœur qui continue de battre alors qu’il vient d’exploser et, surtout, que se passe-t-il avant ? Comment on en arrive là ? Qu’est-ce que c’est que de perdre l’équilibre ? Qu’est-ce que l’instabilité psychique ?  

Est-ce la perpétuation sans fin de ces questions dans votre mémoire qui traverse la pièce ?  

Quand mon père s’est suicidé, j’avais 2 ans et demi, j’étais présente dans la maison, j’en ai le souvenir sonore. Dans L’œil nu, je dis « je n’ai rien vu, j’ai entendu », or, bien sûr, j’ai superposé des images mentales au son perçu. Le fait d’être si jeune au moment des faits, de ne pas avoir accès à la parole et que l’on m’ait raconté maintes fois l’événement, cela a fait que j’ai associé des images qui ne sont pas les miennes. Dans le cas d’un suicide, il y a une sorte d’amnésie de la famille, tu ne peux pas recomposer le récit, tu vis avec les trous… Cette pièce n’est pas guidée par un souci réaliste, il s’agit plutôt d’explorer comment fonctionne la mémoire, la part fantasmée — je parle souvent d’aberration — et comment on remplit ces trous avec des choses qui sont construites par l’imaginaire.

Le rapport à la mémoire passe beaucoup par la création sonore et musicale de la pièce 

Oui, la matérialisation de cette question-là est portée en grande partie par le son, un peu aussi par le texte. Et comme j’ai cette dissociation entre ce que j’ai entendu et ce que j’ai vu/pas vu et que, par ailleurs, la dissociation est une approche que j’aime travailler sur le plan scénique, l’idée de la pièce c’est de mettre en parallèle une matière sonore porteuse de mémoire et une activité au plateau qui à priori n’est pas connectée mais qui, à force, va trouver des connexions, qu’elles soient rythmiques ou, au bout d’un moment, imagées.  

Comment s’est faite la création sonore ? On entend au départ la bande-son d’un dessin animé, dont on comprendra plus tard le rapport avec l’événement…  

Ce n’est pas le son du dessin animé que je regardais ce soir-là (celui-ci je l’ai oublié), mais c’est le son typique des Looney toons qui étaient diffusés à la télévision à la fin des années 1980, et que j’ai regardé en boucle quand j’étais petite. La matière cartoon choisie pour la pièce est une incessante dispute entre Bugs Bunny et Daffy Duck qui – pris sous le feu des chasseurs – se demandent s’il est l’heure de la chasse au lapin ou au canard. Elle permet ainsi de poser une situation sonore, puis très vite de créer du trouble en orientant l’écoute sur le nombre dingue de détonations que contient ce dessin animé. La création sonore s’est faite à trois, en collaboration avec Denis Rollet et Flavio Virzì, à partir de deux instruments. Denis Rollet, qui travaille les bandes magnétiques avec des magnéto cassettes ou des appareils Reevox, a développé toute une technique entre deux Reevox où il tire une grande bande avec une mise en boucle sur laquelle vont venir s’enregistrer d’autres boucles, dans un mouvement permanent qui inscrit et efface à plusieurs reprises, créant ainsi de multiples couches et résidus, ce qui produit la matérialité du son. Sur toute la première partie, qui est plus de l’ordre du paysage, ce qu’on entend c’est ce qui reste du dessin animé une fois qu’on en retient seulement certaines fréquences. La matière est alors complètement déréalisée, pleine de sons et voix fantômes. La partie rythmique, ensuite, vient de la guitare électrique, ça a été le travail développé avec Flavio, qui est plus de l’ordre du sampling, associé à un travail de composition pour traduire mélodiquement et rythmiquement ces samples. Ce qu’on a cherché avec Flavio, qui affectionne particulièrement la complexité rythmique, c’est une écriture de la rupture, de l’instabilité. Rien dans la pièce ne s’installe, jamais…  

Votre pièce évoque le mouvement de votre propre mémoire, mais elle convoque également la mémoire du / de la spectateur·rice, le rapport à l’enfance notamment, est-ce que c’est l’effet recherché avec le dispositif en tri-frontal ?  

Oui, ça me paraissait essentiel. Je n’avais jamais travaillé de matière autobiographique et l’une des difficultés qui s’est posée à moi c’est comment convoquer l’émotion ou la mémoire de celui qui regarde. La matière cartoon permet de convoquer le monde à travers le regard enfantin. En complément, je voulais explorer le côté métallique du son pour traduire la brutalité du choc d’une détonation. Nous sommes allés chercher du côté du rock expérimental des 80’s, façon Sonic Youth, une couleur de guitare bien particulière, avec toujours le souci d’inviter celui qui regarde par la mémoire du son et par le dispositif tri-frontal. Il me semble que l’instabilité psychique est quelque chose qui fait écho chez beaucoup de gens. C’est une vraie crainte qui a resurgit fortement au moment du covid. J’ai très vite compris le besoin et l’envie que les interprètes puissent s’émanciper du récit pour porter autre chose. Il et elles ont une activité qui a sa propre réalité, qui répond à ses propres règles du jeu. Puis leur corps collectif va lui même dégénérer. L’œil nu contient plusieurs couches de lecture, c’est comme une sorte de grand tissage qui laisse de la place pour celui qui regarde, et qui tente de mettre en corps pour faire ressentir les principes d’instabilité et les émotions que cela peut engendrer.  

Comment s’est écrit le mouvement de la pièce ?  

Pour la première partie, on a cherché à donner corps à une constellation et pour ça le jeu de pétanque est venu assez vite. Les changements d’échelle sont importants dans la pièce : l’infiniment grand, le tout petit, le micro, le macro… au niveau individuel et collectif. Le jeu de pétanque offrait la possibilité ludique de dessiner une constellation et d’introduire ce rapport entre deux corps par quoi passe l’essence de ma danse. Nous nous sommes amusé·e·s, avec ce motif, à traduire différents principes : s’organiser par rapport à un centre, déplacer un groupe… les danseur·se·s prennent tour à tour le centre, remettant sans cesse en jeu leur responsabilité par rapport au groupe tandis que la rotation est constante. Mener, emmener, malmener, comment déplacer un groupe, comment relancer, contracter, dilater… tout cela s’est travaillé au fil de la pratique. Ça n’est pas écrit. Il y a des rendez-vous dans l’espace, des repères, mais la constellation de départ change chaque soir, c’est très ouvert, c’est de la composition instantanée. Lors de la seconde partie, quand la guitare et les voix samplées entrent en jeu, on change de langage: cela vient de la marche toujours, du transfert de poids – on ne bouge que parce qu’on chute – mais désormais la danse répond à une traduction rythmique de la musique. Les rapports sont écrits, ce sont désormais des duos autour desquels le groupe s’organise, mais là encore ces duos ne cessent de changer, rien ne dure, ce qui permet de tantôt flouter, tantôt rendre net nos principes d’organisation. Les danseurs jouent avec ces deux principales composantes: le rythme et les rapports. Tout ce qui relève des élans, des mouvements de bras, etc… n’est pas écrit: c’est de l’instant, c’est du live.  

Ces interprètes, comment les avez-vous choisis ?  

L’équipe de L’œil nu est constituée de danseuses avec qui je travaille depuis longtemps et d’autres avec lesquels c’était une première expérience. Je travaille notamment avec Maya Masse depuis le début. Ensemble nous avons beaucoup développé dans le passé ces questions de traduction de la musique vers la danse, d’abord dans Diverti Menti puis dans Double septet, où Romane Peytavin, qui avait déjà dansé dans Lignes de conduite, nous a rejointes. Ana Teresa Pereira avait dansé dans ma première pièce, Touch down. Quant à Karine Dahouindji, Tilouna Morel et Simon Ramseier, c’est sur scène, dans d’autres travaux, qu’il et elles ont suscité en moi le désir de partager une aventure de création. Je n’ai toujours travaillé qu’avec des femmes, j’ai beaucoup créé sur le corps féminin, sa représentation. Mais ce n’est pas l’enjeu de cette création, ce n’est pas thématisé ici. Pourquoi cinq filles et un garçon ? Je ne sais pas, c’est comme ça. Ce qui importait pour L’œil nu c’est autre chose. Tous et toutes ont quelque chose de commun qui me touche: une grande intériorité. La performativité de la pièce ne repose pas sur la dimension démonstrative du mouvement mais avant tout sur une complexité des rapports. Leurs élans ne sont que rarement individuels, ils sont toujours adressés. Nous n’avons cessé de travailler avec la maxime suivante: « je joue pour te faire jouer, je danse pour te faire danser ». Cela implique une adresse, une intention, même cachée. Au partenaire de savoir comment il répond à l’invitation. C’est peut-être là, non pas une constante mais au contraire, une évolution de mon travail : j’ai commencé à questionner la notion de communauté dégradée à travers des pièces chorales, où l’unisson était l’outil principal d’écriture. Le langage musical m’a ouvert à une approche davantage polyphonique de la composition. J’appréhende aujourd’hui la danse comme un langage: un langage spécifique que nous élaborons à chaque nouvelle création, un langage commun qui nous permette de dialoguer, mais dont la signature expressive du mouvement ne vient pas du chorégraphe mais de l’interprète. Ce n’est peut être que dans cette contradiction que je peux me mettre au travail: la tentative d’articuler d’une expressivité tout à fait singulière à des principes érigés par/pour le collectif.  

Propos recueillis par Maïa Bouteillet, avril 2023