Chevelure de feu, regard acéré, Pamina de Coulon ne vous lâche pas d’un iota dans ce spectacle-fleuve intime, et clairement militant. De la première fleur de l’année, aux dynamiques de colonisation sans cesse renouvelées, en passant par les larmes, la rouille, les rustiques, et les violences policières, ce sont des questionnements en cascade que l’artiste partage avec nous, à travers ce nouvel opus de sa saga FIRE OF EMOTIONS.
Loin de s’éparpiller, elle tient avec agilité le cap de son « essai parlé ».
NIAGARA 3000, comme les autres pièces de la saga, nous offre de cheminer de digressions en digressions sur les sentiers de la pensée de l’artiste. L’action ici c’est la parole, le mouvement de la parole vers autrui, et son énergie est inextinguible.
Pamina de Coulon - BONNE AMBIANCE
FIRE OF EMOTIONS - NIAGARA 3000
Recherche, écriture, conception et jeu Pamina de Coulon
Décor Pamina de Coulon et Alice Dussart
Lumières Alice Dussart
Production et Diffusion Sylvia Courty / Boom’Structur
Production BONNE AMBIANCE
Coproduction Le Magasin des Horizons, Grenoble et Arsenic – Centre d’art scénique contemporain, Lausanne
Biographie
Pamina de Coulon est autrice et performeuse. Elle est passée par la HEAD de Genève, en section Art Action, puis par l’ULB et L’L-lieu d’accompagnement à la jeune création à Bruxelles. Sa forme d’expression principale est la parole, qu’elle articule dans l’essai parlé : une forme orale de non-fiction créative. Pamina fait aussi pousser des fleurs et des patates, lutte contre le nucléaire et le capitalisme patriarcal en général. Elle vit avec une maladie chronique qui lui procure une expérience spécifique à la fois de la douleur et du validisme inquestionné de nos sociétés occidentales, le fait que tout soit organisé autour de corps « en forme ». Depuis 2017, BONNE AMBIANCE est compagnie en résidence à l’Arsenic – Centre d‘art scénique contemporain à Lausanne. Entre 2018 et 2021, Pamina était une des artistes en résidence de l’ambitieux projet du Magasin des Horizons à Grenoble. Depuis 2012, elle collabore avec Sylvia Courty et Boom’Structur, pour la production et la diffusion de son travail, et avec Alice Dussart et Vincent Tandonnet, pour la lumière et la régie de ses pièces.
Entretien avec Pamina de Coulon
« NIAGARA 3000 » est le 4e volet de « FIRE OF EMOTIONS », un cycle entamé il y a dix ans. Pouvez-vous expliquer en quoi consiste ce projet et comment il s’articule ?
Quand j’ai commencé, en 2014, je ne savais pas que ça allait être une saga. Le premier épisode parlait de voyage dans le temps et soulevait principalement deux questions : peut-on réparer des événements du passé par un voyage dans le temps ? Et qu’aurais-je voulu aller réparer ? Pour cela, je me suis intéressée à la science-fiction mais aussi à la physique qui traite du temps d’une autre manière. Isabelle Stengers, une penseuse très importante pour moi dans mon travail et dans ma vie, parle de la SF comme d’un espace possible pour les imaginaires politiques. Le premier volet, GENESIS, s’apparentait déjà à un flot de paroles, une forme que j’ai mise en place lors de mes études aux Beaux-Arts et qui a peu évolué. La saga se présente donc comme une succession d’« essais parlés ». Il y a une dimension littéraire affirmée, c’est de la non-fiction créative. Depuis des années, je fais de longues recherches à travers des thématiques très larges, je me perds et je navigue dans de nombreux sujets jusqu’à ce que, finalement, s’impose une trame. C’est la manière dont j’arrive à comprendre les choses. Souvent je passe par une forme de savoir pour comprendre une autre forme de savoir, par exemple quand les paroles d’une chanson m’aident à comprendre une théorie… Dans mes spectacles, je verbalise mes chemins de pensée, je partage mes sources, mes connaissances et ce qui m’a touchée, tout en expliquant à quel moment et dans quel contexte. Cela rend la pensée plus accessible et montre qu’il n’est pas nécessaire d’être expert : dès qu’on a un peu de temps et de patience, on peut, chacun à son niveau, s’attaquer à un sujet, acquérir des connaissances et ensuite en parler. Partager mes sources, c’est aussi dire que ce que je dis ne vient pas uniquement de moi mais que c’est grâce aussi à toutes les personnes qui ont fait le travail et pensé ces sujets avant moi. À chaque fois, je suis obligée d’opérer des coupes dans toute cette matière et cela débouche sur le spectacle suivant. À la fin de GENESIS, je parle de l’ombre et de l’obscurité et le spectacle suivant, THE ABYSS, se déroule dans ce grand noir où il n’y a pas la lumière du jour. Il y est question aussi de naufrage, de parcours migratoires et d’accueil. Cela m’a conduit à m’interroger sur ce que signifie habiter quelque part dans PALM PARK RUINS. L’habitat m’a amenée à me questionner sur la terre, sur les sols, la pollution, la nourriture, l’eau… En parallèle, je fais de la lutte anti-nucléaire. Quand on se bat contre un transformateur ou contre une centrale, la répression en face est hyper violente. Il y a vraiment un nœud autour de cette question de l’énergie. Bref, je commence par un spectacle sur les larmes et les barrages et, finalement, NIAGARA 3000 parle aussi d’énergie et de plein d’autres choses.
Comment écrit-on un spectacle tel que celui-là ? Est-ce que vous partez d’un point A pour aller à un point B ?
Pendant les années de recherche je prends des notes, beaucoup de notes, puis je fais des associations. Quand j’arrive en résidence, je les relis, je les compare avec mes nouvelles idées, j’assemble… je suis très analogique, tout est sur papier, je trace des flèches d’un sujet à un autre, je mets des couleurs, je fais des dessins. Très tôt je m’oblige à articuler une partie du discours pour tester les idées, les faire se côtoyer et surtout les dire à voix haute pour voir si ça fonctionne. Sur le papier et dans ma tête, il n’y a pas de doute que les sujets sont reliés mais ce n’est pas pareil de les articuler face à un public. Ces étapes où je montre le travail sont très importantes. Sur trois ans de recherche, je fais 3 à 4 séances ouvertes. J’écris pour la scène donc il y a toujours un moment où on se retrouve avec Alice Dussart, la créatrice lumière : je lui dis où j’en suis, je lui explique mes idées de décor et elle me propose des choses, ça permet au spectacle de commencer à exister. Durant les semaines avant la création, le décor et l’écriture avancent en parallèle, j’ai des feuilles partout et trois jours avant j’ai encore 3 heures de spectacle dans lesquelles il va falloir couper. Alice et Sylvia Courty ne travaillent pas seulement à la lumière et à la diffusion, elles ont un rôle très important dans le processus car elles sont mes seuls yeux extérieurs. Je fais beaucoup de coupes et de montage, mais la mise en scène se fait très vite. Les déplacements viennent avec le texte.
Ce flow, ce déversement — vous parlez de la force incantatoire de la parole —, est-il de l’ordre de la performance ou du théâtre ?
Pour moi, c’est vraiment de la performance, je viens des Beaux-Arts où j’ai suivi l’option Art Action. Je me revendique de la performance dans la mesure où il s’agit d’être dans le même présent que les spectateur·ices, il n’y a pas de métaphore, je ne prétends pas représenter quelque chose. Je suis Pamina sur scène ; bien sûr il y a un personnage qui vient avec le fait d’être sur scène, mais c’est un personnage qui est à peine 3% de plus que ma personnalité. Ce n’est pas du théâtre, il y a une urgence à dire, c’est une prise de parole en mon nom propre, je suis là, en tant que vraie personne face à vous, nous sommes dans la même réalité. Je ne suis pas dans le sacrifice et dans la douleur comme à l’époque de l’Actionnisme viennois par exemple, mais en termes de rapport au présent c’est du même ordre. Le texte n’est pas écrit de A à Z, beaucoup de choses sont cristallisées mais ce n’est pas de l’ordre du par cœur : à chaque fois, je suis en train de repenser à ce que je vais dire après, à comment je vais le dire, beaucoup de transitions ne sont pas écrites. Et ça me met dans un état qui se rapproche du vôtre même si j’ai un coup d’avance. Je pense réellement que les mots sont importants et que le langage a une force incantatoire et je l’utilise, mais pas comme un sortilège ou un ensorcellement. C’est justement l’un des sujets de la suite, la malédiction : qu’est-ce que cela signifie de maudire quelqu’un à voix haute. Quand je dis « maudite soit l’indifférence », je le charge autant que possible, ce n’est pas juste une formule.
Que cherchez-vous à provoquer ou à transmettre ? Quand vous dites « des pratiques pas des idées », est-ce qu’il y a une injonction au public ?
Le but n’est pas si précis, mais j’espère ne pas provoquer l’indifférence. Mon travail s’appelle FIRE OF EMOTIONS, ce n’est pas pour rien : admettre que les choses, même théoriques, provoquent des émotions peut nous aider à les comprendre, à les intégrer. Je ne cache pas mes émotions, pour moi c’est aussi une façon possible d’être au monde, ce n’est pas seulement pour les jeunes filles émotives. Je ne veux pas provoquer un réveil, je veux raffermir des convictions ou semer du trouble. Je parle de formes de vie militantes en essayant de les rendre accessibles. Dans THE ABYSS, je fais un historique du Black Block pour le sortir de l’image que renvoient les médias : derrière chaque chose, il y a un contexte, une volonté, une réalité. Ouvrir ces poches-là rend plus complexe la réalité, mais aussi plus accessible. Dire que les casseur·euses viennent juste pour casser, ça permet de ne pas en parler, alors que tout casser cela veut dire quelque chose. Il s’agit pour moi d’ouvrir un passage un peu plus loin. Quand je dis « nique la police » sur une banderole cela veut dire énormément de choses, il y a des gens qui réfléchissent à ces enjeux d’ordre et de sécurité… « Nique la police » cela veut dire au fond nique une forme d’ordre établi que l’on ne remet pas en question ou de délégation à celles et ceux qui se chargent de l’ordre… Je cherche juste à mettre en place la machine à penser.
Vous signez aussi les décors. Qu’est-ce qui vous guide dans la création ?
Pour moi ça va avec, il n’y a pas le texte d’un côté et le décor de l’autre. J’aime beaucoup les tissus, le fil, le textile, je brode, je tricote… Je crée des sortes d’écrins pour la parole. Ce sont des éléments qui ne sont pas très signifiants en soi mais qui permettent de s’accrocher. Cependant ce spectacle-ci je l’ai aussi pensé comme pouvant se jouer sans décor, dans différents lieux. Les autres ont principalement une couleur, GENESIS est rose, THE ABYSS est bleu, PALM PARK RUINS est vert, dans celui-ci, il y a du rose, du gris, du bleu… J’adore les rochers, ils étaient déjà là, le petit caillou est un réemploi de THE ABYSS, c’est comme un grigri. Et les poufs sont là parce que d’être avachie dans un canapé enlève une forme d’autorité de la parole : je ne viens pas pour faire une conférence, il n’y a pas de surplomb, je ne veux pas faire la morale ou la leçon, je veux au contraire partager et, dans un pouf, même s’il a une forme de menhir, ça marche assez bien. J’ai par ailleurs une pratique plastique de mettre des textes sur des banderoles, qui sont comme des sous-titres et font écho au texte dit, un peu comme dans les photos de manifestations où on comprend l’objet du rassemblement en regardant les banderoles.
De votre côté, comment articulez-vous art et activisme, théâtre et militantisme ?
C’est une question que l’on me pose souvent mais je ne la comprends pas vraiment. En fait, c’est juste ma vie : je fais de la scène, je suis militante et je fais pousser des fleurs. Il y a des saisons qui dictent le fait d’être plus au jardin qu’ailleurs. Au printemps j’essaye de ne pas beaucoup être sur scène parce que j’aime être auprès des fleurs ; il y a des échéances militantes et des événements que je coorganise donc je me rends disponible. Mais les choses se frictionnent. Les pratiques se nourrissent les unes des autres. Je n’articule pas ça de façon très consciente, ça s’articule comme dans la vie. Je veille à ne pas sacrifier le temps des fleurs pour une tournée, je fais des spectacles dans lesquels je parle de la vie militante mais du coup je ne vais pas sacrifier la vie militante pour faire des spectacles sinon je ne suis plus légitime. J’essaye autant que possible de mettre en pratique et je vois plein de gens autour de moi qui mettent en pratique et ça marche. C’est forte de cette conviction que je dis sur scène : ce n’est pas juste une manière philosophique, jolie, de penser le monde c’est une manière de le transformer pour de vrai. Je déteste la résilience, c’est une façon d’apprendre à absorber les chocs sans répondre. En fait je ne suis pas d’accord, je veux me battre contre. Au début de la théorisation de la résilience par Cyrulnik, c’était intéressant mais il y a un effet pervers quand ça vient remplacer la résistance. C’est un privilège de faire de la résilience dans une maison passive en étant une famille zéro déchet mais ne perdons pas de vue qui produit les biens, qui les impose, qui propose les nouvelles technologies en nous disant que c’est la seule solution…
Quand vous faites pousser des fleurs, comment cela nourrit la création ? Vous évoquez Derek Jarman, cet artiste anglais qui était aussi jardinier…
Je pense tout le temps aux plantes, mon lien sensible passe par les plantes. La philosophe-biologiste Donna Haraway dit qu’elle voit tous les chiens, moi c’est toutes les plantes. C’est pour moi une grille de lecture du monde entier. J’ai une parcelle de fleurs dans le jardin maraîcher d’un ami et je suis la fleuriste officielle d’une ferme collective, à côté de chez moi. Je produis des fleurs et, en échange de mon travail, je reçois du pain, du fromage, du yaourt et mon ami maraîcher me donne des légumes, cela assure une bonne partie de ma subsistance. Il y a aussi plein d’insectes et d’abeilles qui profitent de ces fleurs. Nous sommes dans une économie parallèle à cet endroit. Ce fonctionnement fait que l’on réfléchit aussi beaucoup moins à ce que l’on va manger chaque jour, cela libère du temps pour penser et agir… C’est tout cela qu’il y a derrière « faire pousser des fleurs ». Derek Jarman me touche car lui aussi était malade, et quand il était hospitalisé durant des mois, il s’inquiétait pour son jardin ; moi aussi, quand je ne suis pas auprès de mes plantes, j’y pense constamment.
Propos recueillis par Maïa Bouteillet en février 2024 à Marseille
Revue de presse
« Qui est Pamina de Coulon, figure montante de la scène helvétique »
Les Inrocks, Jérôme Provençal
« Au festival d’Avignon, Pamina de Coulon bien au-dessus du flot »
Libération, Anne Diatkine