Pintozor Prod. et Marion Thomas

Pintozor Prod. est un collectif pluridisciplinaire lausannois créé par Audrey Bersier et Maxine Reys. Cinéaste et metteuse en scène de formation, elles proposent des expériences immersives : elles conçoivent des performances, balades sonores, podcasts et installations. Elles esquissent des utopies et vont à la rencontre des jeunes générations à travers des ateliers où l’imaginaire et la science-fiction ont une place centrale.

Autrice, metteure en scène et comédienne, formée à la Manufacture, Marion Thomas développe des formes singulières et engagées, entre la conférence, la performance et le stand-up. Elle y mélange culture internet, jeux vidéo et passion pour les sciences dures. Elle travaille actuellement entre la France et la Suisse.

Un spectacle qui ne nous brosse pas dans le sens du poil 

Au cœur de Kit de survie en territoire masculiniste, le trio Pintozor aborde le phénomène des « incels », ces « Involuntary celibates », célibataires involontaires qui déversent leur mal-être et leur haine des femmes sur les forums. Adoptant la forme immersive d’une balade sous casque, le spectacle raconte en particulier la trajectoire fatale de l’un d’entre eux. Cette proposition originale, à vivre en petit groupe, questionne au passage le rapport à l’espace public, plus ou moins ouvert, ou au contraire hostile, selon qu’on est un homme ou une femme. Conçue et écrite par Marion Thomas, en collaboration avec Maxine Reys et Audrey Bersier, la balade est performée en alternance par les trois artistes. Rassemblées au sein du collectif Pintozor, les trois créatrices, qui se sont connues à Lausanne, explorent les questions de féminisme et les imaginaires du futur à travers des pratiques pluridisciplinaires où la dimension sonore occupe une place centrale. Quand elles ne réalisent pas de performances sonores, Maxine Reys et Audrey Bersier créent aussi bien des ateliers pour enfants autour des futurs désirables que des podcasts sur des femmes conductrices d’engins de chantiers dans un univers d’hommes. Marion Thomas, elle, joue et écrit des textes à la croisée du théâtre et d’autres univers. Toujours proches les unes des autres, même quand elles ne travaillent pas ensemble, Marion Thomas, Maxine Reys et Audrey Bersier revendiquent une « écologie du travail », c’est-à-dire une façon de mener leur pratique artistique dans l’écoute et la bienveillance mutuelle.

Le phénomène des « incels », est relativement méconnu. Comment êtes-vous tombées sur cette histoire ? Qu’est-ce qui a déclenché l’envie d’en faire un spectacle ?

Marion Thomas Je traîne beaucoup sur internet, je fais beaucoup de jeux vidéo, c’est comme ça que je suis tombée sur ces forums, ça m’a fascinée et j’ai commencé à les suivre, un peu comme une espionne. Le garçon qui a commis l’attentat dont on parle, en 2014, avait une chaîne YouTube, qui était plus de l’ordre du journal intime que de la théorie. Juste avant de passer à l’acte, il a publié une sorte de manifeste/autobiographie que les autres se sont partagés avant que ça ne disparaisse d’Internet. Pour ma part, j’ai tout récupéré sur un disque dur dans l’idée que cela pouvait constituer un matériau intéressant. En tant que féministe, j’ai toujours voulu faire quelque chose au théâtre sur la place des femmes dans la société sans trouver l’angle adéquat. Je voulais créer un spectacle qui puisse aussi apporter quelque chose à nous féministes, qui ne nous brosse pas juste dans le sens du poil, je voulais trouver quelque chose qui bouscule. Si le féminisme avance beaucoup ces dernières années — ça reste à vérifier —, le masculinisme aussi ! J’avais ce matériel, à la fois touchy mais précieux… J’ai quand même une certaine tendresse pour la plupart d’entre eux, beaucoup sont en souffrance, même si on ne s’attarde pas sur cet aspect-là dans le spectacle.

Comment est venue l’idée d’emmener le public en balade à travers un parcours immersif?

Maxine Reys Nous nous sommes demandées comment raconter cette histoire tout en mettant le public au centre. L’idée première, c’était de proposer au public d’éprouver ce que ça fait réellement d’être une femme qui marche dans la rue et d’imaginer un spectacle pour le début de soirée, la nuit. L’expérience propose aussi de suivre une femme dans la rue donc le public alterne entre deux postures, il est à la fois potentiellement voyeur et en même temps exposé, cela crée un certain inconfort. Et la marche, c’est aussi une manière d’encaisser ce que raconte le texte, qui de manière très frontale nous emmène vers des actes très violents, le fait de marcher permet de mettre une certaine distance.

Audrey Bersier Nous avons aussi pensé à toute ces marches nocturnes de réparation pour les victimes de violences physiques ou psychologiques. Ça se fait de plus en plus, ces marches de nuit, c’est une manière de reprendre la rue mais aussi de reprendre confiance. C’est une manière simple de faire quelque chose ensemble et de mobiliser son corps.

M.T. Par rapport à un dispositif plus classique de théâtre, ça nous permet de parler de ce type sans l’incarner, donc de garder le contrôle, de ne pas dire son nom, qu’il n’ait pas de voix. Toutes les trois, nous parlons beaucoup de féminisme entre nous et, ce qui nous frappe quand il se passe un féminicide ou un attentat masculiniste, c’est qu’on parle toujours de l’auteur, on connait son nom, son parcours — il y a une forme d’héroïsation en fait, même si c’est plus de l’ordre de l’antihéros — mais on ne connait jamais les victimes, on ne connait pas leur nom, le métier qu’elles faisaient, leur famille… Donc, on s’est demandé comment parer à ça.

A.B. Au départ, nous avions même imaginé une version où on donnait le nom de chaque victime mais… c’était beaucoup trop long !

Il y a deux ambiances sonores très différentes dans ce qu’on entend au casque, qu’est ce qui les distingue et quel est le but ?

A.B. À Pintozor, le travail du son est une dimension très importante que nous soignons particulièrement. Ici, nous travaillons avec un micro binaural, qui en quelque sorte imite les oreilles humaines et permet de pousser l’immersion jusqu’à plonger les spectateur·ice·s à certains moments dans les bruits de la ville. Il y a donc, d’une part, une voix qui est comme dans la tête, repliée sur elle-même, assez intimiste, et, d’autre part, la même voix mais en extérieur, plongée dans la ville. On réenregistre ces sons de ville à chaque nouvel endroit où le spectacle est diffusé pour que les sons soient raccord : les bip bip des passages piétons ne sont pas les mêmes à Nantes qu’à Genève, pareil pour les ambulances, les accents des gens… D’une ville à l’autre, le vacarme n’est pas le même. À chaque fois, on procède à un nouvel enregistrement de Marion qui dit le texte en déambulant dans la ville mais d’abord il nous faut définir le parcours. Nous faisons d’abord nos repérages sur un plan, on regarde les parcs, les axes routiers… puis on se rend sur place, on essaye de trouver des sinuosités.

Justement, selon quels critères déterminez-vous le parcours ?

M.T. Il y a un double niveau dans le texte avec, d’un côté, cette histoire d’incels et, de l’autre, la question de la place de la femme dans l’espace public. Au départ, nous avons imaginé, de manière assez conceptuelle, de faire passer le parcours par des endroits où il y a des statues de femmes qui représentent des idées de liberté, de fraternité et des statues d’hommes qui portent un nom et se réfèrent à des personnages célèbres, ainsi que par des rues qui portent des noms d’hommes et, pendant la performance, on cherchait à orienter le regard du public vers les panneaux… En fait, ça ne marchait pas du tout car cela représentait beaucoup trop de signes à décrypter simultanément. Puis une urbaniste de notre connaissance nous a conseillé de plutôt partir de l’expérience de parcours des gens. Par exemple, de commencer par une ligne droite pour qu’ils puissent au départ se concentrer sur le texte, puis de passer dans des endroits plus étroits pour créer une sensation d’oppression, et, au moment de l’attentat, de faire en sorte que les gens puissent se disperser… Il s’agit donc d’être davantage sur le plan des sensations.

Pour revenir au récit : on passe sans transition de l’histoire du jeune homme à l’attentat, on sent aussi une certaine empathie dans le point de vue adopté, pourquoi ces choix ?

M.T. Si nous commençons par dire ce qu’il a fait, les gens vont penser que c’est un monstre, qu’il a tué des gens et mettre aussitôt son histoire à distance. Or, l’idée c’est de commencer par susciter de l’empathie et d’amener ensuite la violence pour produire de la compréhension. C’est quelqu’un qui ne va pas très bien psychologiquement, certes, mais si ce type en vient à mettre tous ses problèmes sur le dos des femmes c’est peut-être aussi parce qu’il y a un système, le patriarcat, qui permet ça. Son état est lié à une image de masculinité toxique dans laquelle il s’est réfugié, tout en souffrant de l’écart entre l’idée qu’il se fait de ce que doit être un homme et la manière dont il se voit. En fait, nous voulions déclencher l’empathie du spectateur·ice pour pouvoir pointer cette question systémique. C’est plus intéressant de tenter d’effacer la frontière entre lui et nous plutôt que de le considérer comme un monstre et de penser que nous sommes loin de tout cela et que rien de tout cela ne pourra jamais nous arriver.

Y a-t-il un échange avec les spectateur·ice·s après la déambulation ?

M.R. Le spectacle s’appelle Kit de survie en territoire masculiniste parce que nous offrons un kit à la fin. Ce kit contient un livret, un autocollant et un chocolat. On rassemble le public au chaud, au bar du théâtre par exemple, puis chacun.e se saisit d’une enveloppe : un kit cool, un kit pas cool, ou un kit unique. Ainsi chaque livret contient des infos glanées sur internet renforçant l’une ou l’autre vision : le kit cool renforce la vision féministe, le kit pas cool renvoie plutôt à la version masculiniste. Les gens sont laissés à la découverte de leur kit et nous sommes là disponibles pour qui veut poser des questions ou amorcer une discussion. Le moment est assez informel, certaines personnes préfèrent rester silencieuses et faire leur chemin de leur côté, d’autres ont besoin de poser plein de questions. Il y a des hommes qui se posent beaucoup de questions, des femmes qui se livrent parfois aussi sur des violences vécues, nous devons accueillir ça sans rentrer pour autant dans l’intimité de la personne.

M.T L’autocollant représente Ada Lovelace, une pionnière oubliée de la science informatique, elle est la première personne à avoir réaliser un programme informatique sur un ancêtre de l’ordinateur… Peut-être que cette image donnera envie à certain·e·s d’en savoir plus ? Il y a souvent beaucoup de réactions à chaud, après le parcours, beaucoup de questions. Notre position à nous, c’est de veiller à conserver notre place d’artistes, nous ne sommes ni sociologues, ni journalistes, et d’emmener plutôt vers des discussions sur le féminisme et sur le patriarcat. J’ai un petit regret c’est que, du fait du titre, nous avons essentiellement des femmes, des féministes surtout, qui viennent et qui sont donc déjà sensibilisées à ces questions. On aimerait bien qu’il y ait plus d’hommes qui suivent la balade.

Propos recueillis par Maïa Bouteillet, février 2023