Cie Surprise-lumière

Paul Courlet est musicien, artiste-sonore et performeur. Dans les années 90, influencé par la culture alternative genevoise, il devient bassiste autodidacte, pour des groupes punks. Il se met ensuite à la contrebasse, au jazz et à la musique expérimentale. En 2000, il commence à réaliser ses propres projets de musique et performances sonores sous le cryptonyme ”Antioche Kirm”. En 2010, avec la Cie Les 3 points de suspension, il se forme au théâtre et collaborera avec elle pendant plus d’une dizaine d’années, co-écrivant et interprétant plusieurs spectacles. Parallèlement Paul participe à divers projets avec, entre autres, Dorian Rossel, Floriane Facchini, Olivia Csiky Trnka, le Collectif 3615 Dakota, Françoise Boillat… Il enchaîne aussi les collaborations musicales avec Gros Oiseau, Merzuga, Aulp Uma, Trigonometrie… et compose de la musique pour le cinéma, ”Azor” d’Andréas Fontana en 2021, et pour la réalisatrice et artiste visuelle Laurence Favre.

« Cadeau » est inspiré d’un disque, « Trigonométrie », lui-même inspiré de balades en forêt, comment est-ce devenu un spectacle ?

Le point de départ, c’est le covid, ce moment magique où il n’y avait plus rien à faire. J’habite à la Chaux-de-Fonds, dans le canton de Neuchâtel, à 1000 m d’altitude, dans le Jura. C’est une petite ville environnée de verdure, tout autour il y a la forêt, et, pas loin, le Doubs creuse un paysage de gorges qui marque la frontière avec la France. Pendant le covid, j’avais du mal à rester à la maison alors chaque matin je prenais un sandwich et j’allais marcher. J’ai fait ça pendant des semaines entières sans croiser personne. Je partais le matin, je revenais le soir, j’avais fait ma journée en forêt. Au début, je suivais les sentiers mais au bout d’un moment ça devenait plus organique, je suivais d’autres voies, d’instinct… La forêt devenait vraiment importante et cela m’a inspiré certaines chansons du disque. J’ai d’abord enregistré seul chez moi, puis j’ai invité des gens, je les ai faits chanter, je les ai enregistrés piste par piste. Sur le disque, c’est choral, mais ils ont été enregistrés séparément, il n’y a pas eu de prise de son collective… Une vingtaine de gens ont participé, certains sont musiciens, d’autres pas du tout. J’ai organisé plusieurs vernissages du disque avec des moments d’écoute en immersion sonore et j’ai découvert à ce moment-là qu’il y avait un fil dramaturgique… C’est comme cela que Cadeau est arrivé. Cadeau c’est le titre d’une des chansons du disque.  

Il y a plusieurs thématiques qui émergent. Quelles sont les inspirations qui ont nourri ce fil dramaturgique ?

D’abord il y a vraiment la question de l’émerveillement, notre capacité à nous émerveiller devant des choses. Comment se fait-il qu’en vieillissant nous perdons notre capacité à nous émerveiller ? Est-ce parce qu’il y a moins de nouveauté à se mettre sous la dent ? Ce phénomène a tendance à faire de nous des êtres complètements blasés, aigris et déprimés, c’est dommage. La recherche dans le domaine des sciences cognitives montre une activité cérébrale de plus en plus pauvre à mesure que nous vieillissons. Il y a une atrophie de certaines zones. Il existe plusieurs solutions pour retrouver cet émerveillement : consommer beaucoup, voyager loin, prendre de la drogue, méditer, faire de la danse, chanter… Étant musicien je me suis intéressé à la culture psychédélique des années 70, au LSD et aux autres substances qui permettent de recréer des connexions neuronales puissantes. Ici, dans nos montagnes, nous avons le merveilleux psilocybe qui pousse dans les prairies. Se retrouver à pleurer d’émotion devant la beauté d’une pierre recouverte de mousse au beau milieu de la forêt, c’est un sacré truc ! Je me suis intéressé aussi aux artistes du « style sapin », qui, à l’époque de l’Art nouveau, se sont inspirés de la forêt et dont on peut voir les œuvres au musée de la Chaux-de-Fonds. Ils ont commencé par peindre des paysages réalistes, puis petit à petit, ils ont créé des formes, des frises avec des motifs stylisés répétitifs, des ornements avec des pommes de pin qui deviennent des formes triangulaires kaléidoscopiques, très psychédélique comme résultat, et nous sommes au début du XXe siècle ! A propos de XXe siècle, il y a ce film incroyable de Matthew Rankin, The Twentieth Century, qui m’a inspiré quand je cherchais des idées pour une possible scénographie. On navigue entre le style Sapin et le cinéma Allemand muet des années 20 mais avec des couleurs incroyables. Une belle satire politique très poétique, mais finalement il n’y a pas eu de scénographie.

C’est un projet sonore. Est-ce que la forêt est avant tout un univers sonore selon vous ?

Il y a beaucoup de choses qui m’intéressent en forêt mais l’univers sonore en particulier y est vraiment très fort. Je crois qu’il n’y a rien de plus apaisant comme ambiance sonore. Il m’arrive de passer des journées entières chez moi avec des enregistrements de forêts que je diffuse dans toutes les pièces… Le son du vent dans les arbres, c’est une caresse pour l’âme, surtout les trembles, les peupliers, ça fait vraiment du bien. Dans le spectacle, on a une installation de haut-parleurs 5 points 1, un peu comme au cinéma, c’est-à-dire quatre hauts parleurs tout autour qui permettent l’immersion et un point au milieu qui centralise tout ce qu’il se passe sur scène, les voix sortent de là. C’est tout cet univers sonore qui crée la scénographie, il n’y a pas de décor, la scène est vide. Toute la première partie de Cadeau, nous l’avons enregistrée dans la forêt. Nous l’avons travaillée sur le plateau, nous l’avons écrite puis, au lieu de créer un univers sonore artificiel, nous sommes allés dans la forêt avec quatre micros qui permettaient d’enregistrer à 360 degrés, nous avons joué devant les micros, nous avons vraiment fait les déplacements in situ. Ensuite, sur scène, on rejoue en playback et on refait les gestes que nous avons fait dans la forêt. La première partie part du réel et ensuite, c’est les multivers, c’est l’imaginaire, donc c’est recréé artificiellement.  

Est-ce que tout est joué en playback ? Quelle est l’idée ?

Presque tout est en playback, sauf les chansons. Comme il s’agit, dans la première partie, de ramener le son de la forêt, y compris les voix qui ont été enregistrées dehors, nous avons voulu garder une cohérence. Ce travail avec le son permet plein de choses avec peu de moyens : ça permet de faire intervenir d’autres voix, d’autres personnages, d’autres ambiances, cela crée une étrangeté un peu déroutante, cela permet de chuchoter, de faire des échanges de voix et de jouer avec tout ça. Par moment il faut être très précis et, à d’autres moments, ça se détend, on rate une réplique, ou elle sort avec la voix de l’autre, ça devient drôle… Pas besoin d’images ! Au début, je voulais intégrer de la vidéo mais j’ai trouvé que cela prenait trop de place ; avec le son, on est dedans, on l’oublie, il nous enveloppe, il nous habite.  

Il y a dans l’ensemble une dimension assez ironique, en même temps qu’une sorte d’ode à la forêt

Nous voulions parler de choses sérieuses mais de façon un peu décalée. La balade en forêt, ça peut vite être un peu cliché, ces trois personnages sont comme des promeneurs du dimanche, un peu cons, mais ça les rend sympathiques, on dirait vraiment que c’est la première fois qu’ils se rendent en forêt. Il y a aussi le rapport à l’animalité, le fait de rencontrer un animal mais aussi de retrouver sa part animale ; énormément de travaux ont été écrits là-dessus, beaucoup de spectacles traitent de ça mais souvent de façon très premier degré. Donc, ça parle de tout cela, mais un peu de biais… Ces personnages vont peu à peu perdre leur égo, perdre le langage et redevenir animaux, ou en tout cas changer de place : le fond du spectacle questionne aussi la place de l’humain sur la terre par rapport aux autres espèces et la dialectique « nature culture » qui fonde notre société.  

Les trois protagonistes portent les prénoms des interprètes. Les considérez-vous comme des personnages ?

Ils portent les prénoms et plus que ça : c’est vraiment nous, en fait. Les deux autres sont des personnes que je connais très peu. Nous nous sommes rencontrés par hasard, ils vivent aussi à la Chaux-de-fonds. Juliette, je l’ai rencontrée à la terrasse d’un café, elle m’a invité à voir un de ses spectacles, Quête, qui m’a beaucoup plu. Et à l’issue d’un autre spectacle de danse auquel elle participait, je me suis retrouvé à côté de Macky, à parler avec lui. Il est danseur, il vient de Nouvelle-Calédonie et il est installé à la Chaux de fonds depuis 2 ans. Ça s’est fait aussi simplement que ça, nous nous sommes réunis et nous avons fait des recherches en improvisation à partir d’idées que j’ai amené. Les dialogues ont été produits sur le plateau, il n’y avait pas une ligne écrite en amont. Nous n’avons pas cherché à jouer des personnages. Juliette est vraiment comme ça, assez nerveuse, même si elle exagère un peu parce qu’elle est la seule vraie comédienne de la bande. Nous passions de l’improvisation à l’enregistrement, à partir de quoi nous réécrivions les dialogues pour les rejouer, mais toujours en gardant une marge de manœuvre : nous avons mémorisé les événements qui devaient arriver dans la forêt et nous avons improvisé à nouveau, puis nous avons coupé au montage… un peu comme dans le cinéma des années 60, de la Nouvelle Vague, ou dans le travail de Cassavetes où ils improvisaient beaucoup et où tout se faisait ensuite au montage. Ensuite je travaillais à nouveau de mon côté et je décidais des directions à partir de la matière de ces improvisations, ce n’est pas complètement collectif.  

Est-ce que ça parle aussi d’une rencontre ? de la notion d’altérité ?

Nous avions comme contrainte de jeu qu’à partir du moment où on n’était plus dans la forêt du début on n’avait plus le droit de dire « je ». Dans le spectacle, on dit toujours « nous ». Dans la perte de l’égo il n’y a plus de « je », on fait corps, et pourtant chacun conserve sa propre individualité. Nos personnes se définissent et revendiquent des identités individuelles construites sur des valeurs qui ne sont pas admises dans la société capitaliste.  

Vous parlez de conte philosophique et cantique. Est-ce que ce n’est pas aussi une comédie musicale ?

J’aurai aimé faire de la danse, j’adore les spectacles de danse et pour moi, ce qui passe par le corps est très important. Je suis un peu fatigué des mots. Je ne suis pas du tout danseur, on ne danse pas forcément bien, mais on essaye de danser ensemble.

Propos recuillis par Maïa Bouteillet en février 2024